Un faisceau de musiques allemandes

L’Orchestre de chambre de Paris au Théâtre des Champs-Élysées.

L'Orchestre de chambre de Paris au Théâtre des Champs-Élysées.

DEUX CONCERTS AU THÉÂTRE DES CHAMPS-ÉLYSÉES, les 23 et 29 novembre, ont permis d’écouter l’Orchestre de chambre de Paris dans un répertoire majoritairement germanique, et des interprètes d’exception, à commencer par les deux solistes, issues de l’orchestre : la violoniste Deborah Nemtanu et l’altiste Jossalyn Jensen, magnifiques dans la Symphonie concertante de Mozart le 23. L’euphonie, maître-mot dans cette œuvre mozartienne (comme dans l’opéra Così fan tutte du même compositeur), est réputée pour sa difficulté, non pour des questions de justesse d’intonation, naturelles bien sûr chez des musiciennes de ce niveau, mais pour ce qu’elle signifie en termes d’écoute mutuelle, de respiration commune et d’adaptation à la sonorité de la partenaire. À tous ces points de vue, Deborah Nemtanu et Jossalyn Jensen ont conquis l’auditoire, la première sur un mode éclatant, lumineux, la seconde lui répondant de façon plus secrète et plus réservée, comme la figuration de l’entente entre Fiordiligi et Dorabella dans Così...

Un chef architecte

À la tête de l’orchestre, ce soir-là, un grand maître : le compositeur et chef d’orchestre Matthias Pintscher, bien connu pour sa connaissance du répertoire contemporain (mise en œuvre, entre autres, tout au long des années où il a dirigé l’Ensemble intercontemporain). Après la suite d’orchestre Masques et Bergamasques de Fauré (en prélude au centenaire de la mort du compositeur, qui sera célébré en 2024), œuvre peut-être un peu datée, exercice de style « à la Watteau » chez ce musicien dont ce n’est pas la meilleure pièce, Matthias Pintscher ne convainc pas entièrement avec la Symphonie concertante de Mozart : si les solistes sont très inspirées, le chef semble naviguer dans cette musique de façon un peu empruntée, comme si le caractère ailé de l’écriture mozartienne, sa clarté et son élégance le gênaient aux entournures. En revanche, la Symphonie héroïque de Beethoven qui couronnait ce concert est de toute évidence, pour Pintscher, un creuset : il semble y trouver tout à la fois la substance énergétique la plus favorable à la technicité sans préciosité de sa direction, la profondeur lyrique suscitant l’émotion et la grandeur (au double sens du terme !) ouvrant sur une vision flamboyante. Sa gestique très souple, au profit d’une interprétation orchestrale au souffle large, des tempi souvent plus rapides qu’on ne les entend ordinairement et surtout la façon d’architecturer l’œuvre sans en accentuer les arêtes de façon trop démonstrative : tout cela a suscité l’admiration et l’enthousiasme.

Le concert du 29 novembre, entièrement dirigé du violon par Antje Weithaas et intitulé « Requiem profanes », a permis d’écouter la belle Symphonie n° 44, dite « Funèbre » de Haydn, une œuvre rare d’un compositeur encore trop peu connu en France, Karl Amadeus Hartmann : son Concerto funèbre, et une œuvre de Brahms qui n’est pas très souvent programmée : la Sérénade n° 1. Disons d’emblée que si le jeu d’Antje Weithaas est magistral dans le Concerto de Hartmann, œuvre pleine de ténèbres et de virulence rythmique, sa direction dans la Symphonie n° 44 de Haydn laisse un peu l’auditeur sur sa faim. Peut-être est-ce affaire de choix d’interprétation : l’artiste semble prendre le parti d’un jeu coloré par le souvenir du baroque, avec des arêtes rythmiques très précises et accentuées, qui contraignent quelque peu la musique de Haydn, allant parfois jusqu’à barrer toute possibilité de lyrisme et d’envol. Plus que d’autres symphonies haydniennes, il s’agit tout de même d’une œuvre ancrée dans un préromantisme évident, ou disons dans le Sturm und Drang, avec ses aspects passionnels et sa mélancolie. Ce qu’Antje Weithaas semble laisser de côté pour privilégier le Haydn rythmicien, classique, architecte plutôt que poète.

La guerre et le deuil

Composé en 1939, sous le titre de Musik der Trauer (Musique du deuil, en réponse à l’invasion par les nazis de la Tchécoslovaquie), le Concerto funèbre de Hartmann est une œuvre magistrale, ancrée dans la présence de la guerre et dont l’alliage de violence et de poignante mélancolie rappelle l’art d’un Chostakovitch. L’œuvre peut être qualifiée d’expressionniste, par sa façon de mettre en scène les ingrédients de la violence et de la terreur par des moyens flamboyants : rythmes irréguliers, suraigus ou « sombre brillance » des traits du violon solo, atonalité lyrique qui rappelle un Berg, mais aussi austérité assez proche de celle d’un Hindemith... Antje Weithaas, qui tient visiblement ce Concerto en haute estime, l’interprète de façon extraordinaire : à la fois brillante et énigmatique, avec une technique violonistique éblouissante mais non démonstrative, mise au profit d’une œuvre où la difficulté de jeu semble n’être là que pour rendre compte d’un temps très sombre, celui de l’Occupation allemande et des horreurs qu’elle engendra pour les peuples.

Au point de vue des styles qui se rencontrent dans ce concerto, on peut percevoir tour à tour une certaine modalité, venue peut-être de la Renaissance, en particulier dans le premier mouvement, mais aussi des rythmes déchirés, un aspect motorique qui est l’une des caractéristiques de musiciens tels que Chostakovitch et Prokofiev, un fort lien avec la musique de film, par l’expansion de larges séquences orchestrales de type paysagiste ou narratif... Mais le personnage musical le plus éclatant est bien le violon soliste, doté d’une partition ardue et jubilatoire tout à la fois, dans ce qu’elle exige d’une technicité de haut-vol et d’un lyrisme constant. Grand moment, au Théâtre des Champs-Élysées, ce 29 novembre, que la découverte pour beaucoup d’auditeurs de ce chef d’œuvre de Hartmann et du jeu de Antje Weithaas.

Une pastorale hongroise

Gageons que, pour une bonne part du public, la Sérénade n° 1 de Brahms était aussi une découverte : bien qu’ancrée dans le modèle de la sérénade venu du XVIIIe siècle (avec sa succession de mouvements aux tempi contrastés, plus nombreux que ceux de la symphonie), cette œuvre brahmsienne étonne et émeut par l’alliage qui s’y révèle entre les aspects pastoraux (au sens de la Pastorale beethovénienne – musique de village hissée au rang de musique savante...), les échappées hungarisantes et une nostalgie qui semble héritée d’un Schubert. Comme dans la symphonie de Haydn qui inaugurait le concert, la direction d’Antje Weithaas m’a posé question : il m’a semblé qu’il y manquait la souplesse et le souffle qu’exige Brahms, au profit d’un jeu plus affirmatif, trop peut-être, où le phrasé se voyait appuyé, comme pour éclairer la forme de façon quelque peu démonstrative. Mais à vrai dire, l’écho et le souvenir jusqu’à la fin de la soirée (et bien au-delà) du Concerto funèbre de Hartmann, si magistralement interprété par la violoniste et cheffe ont suffi à rendre cette soirée mémorable.

Illustration : Deborah Nemtanu et Jossalyn Jensen (photo Orchestre de chambre de Paris)

Orchestre de chambre de Paris : œuvres de Fauré, Mozart et Beethoven ; Deborah Mantanu, violon et Jossalyn Jensen, alto ; direction : Matthias Pintscher. Œuvres de Haydn, Hartmann et Brahms ; violon et direction : Antje Weithaas. Théâtre des Champs-Élysées, 23 et 29 novembre 2023.

A propos de l'auteur
Hélène Pierrakos
Hélène Pierrakos

Journaliste et musicologue, Hélène Pierrakos a collaboré avec Le Monde de la Musique, Opéra International, L’Avant-Scène Opéra, Classica, etc. et produit des émissions sur France Musique, France Culture, la Radio Suisse Romande et, depuis 2007 :...

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