Week-end de clôture du cycle "Musica non grata"
Inventives et percutantes "musiques dégénérées"...
Une programmation pragoise ouverte sur l’Europe entière.
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- 2 mai
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LE CYCLE INTITULÉ MUSICA NON GRATA, coproduit par le Národní Divadlo (Théâtre national et Théâtre d’État de Prague) avec le soutien de l’Ambassade d’Allemagne en République tchèque, mais également de nombreuses autres instances européennes (Fondation Hindemith, Fonds Alexander Zemlinsky, Goethe Institut, Arnold Schoenberg Center, Musée du Ghetto de Terezin, Centre culturel polonais à Prague, etc.) s’est déployé pendant près de quatre ans, même si interrompu partiellement par le confinement lié à la pandémie. Il s’est inauguré en août 2020 pour se terminer le 7 avril 2024 et a permis de découvrir ou redécouvrir une multitude d’œuvres lyriques mais aussi symphoniques de la plume de ces musiciens étiquetés par le régime nazi comme « dégénérés ». Juifs pour la plupart, mais pas uniquement, puisque tout ce qui relevait d’une esthétique moderniste, rebelle, inventive, subversive, liée au jazz s’est vu reléguer au rang de cette « musica non grata » qui donne son titre au cycle pragois, les compositeurs programmés au long de ces quatre années ont vu leurs œuvres bannies des théâtres et des salles de concert dans les pays placés sous le joug allemand. Nombre d’entre eux furent déportés, en particulier à Terezin, puis assassinés à Auschwitz. Certains d’entre eux purent fuir à temps et connurent un destin moins funeste en émigrant aux États-Unis pour y poursuivre une carrière différente.
La musique de tous ces artistes d’exception résonne en tout cas aujourd’hui comme un fascinant creuset, une source inépuisable de découvertes, un gisement d’idées créatrices et de réalisations flamboyantes. Car si le destin de ces compositeurs fut presque toujours tragique, leurs œuvres forment un éventail très large allant de l’opérette la plus brillante et la plus efficace (Ball im Savoy de Paul Abraham) à l’opéra folkloriste (Schwanda, le joueur de cornemuse de Jaromír Weinberger), en passant par l’érotisme et la violence de l’opéra d’Erwin Schulhoff, Flammen, ou la satire féroce du catholicisme pour Sancta Susanna de Paul Hindemith, ou encore l’ironie mêlée de mélancolie de Kleider machen Leute d’Alexandre Zemlinsky, ou du même compositeur mais sur un tout autre mode expressif : Une tragédie florentine. Ce sont ces trois œuvres qui étaient programmées lors du week-end de clôture de Musica non grata (ainsi que The Bald Princess, conte pour marionnettes qui est l’adaptation de la musique de la compositrice déportée à Terezin, Lena Stein-Schneider, présenté au Motol Hospital de Prague, que nous n’avons pas vu, et la reprise de Ball im Savoy).
Un étrange mais puissant diptyque
L’association dans la même soirée de l’opéra de jeunesse de Hindemith, Sancta Susanna (créé en 1922 à l’Opernhaus de Francfort) et d’Une tragédie florentine de Zemlinsky (créé en 1917 au Hoftheater de Stuttgart) peut étonner : les deux œuvres n’ont à peu près rien en commun, sinon le fait qu’elles soient toutes deux en un seul acte. Sancta Susanna fait partie d’un triptyque d’inspiration expressionniste, les deux autres œuvres étant Mörder, Hoffnung der Frauen (Meurtre, espoir des femmes) et Das Nusch-Nuschi. L’ensemble suscita un de ces scandales prometteurs de renommée, sinon de succès. Le chef d’orchestre Fritz Busch refusa d’ailleurs de diriger la première de Sancta Susanna pour des raisons morales, et l’œuvre fut interdite de représentation pendant la Semaine sainte... Cette histoire de nonnes (l’une austère et accusatrice, l’autre scandaleusement sensuelle, qui se dénude en célébrant la beauté du Christ) donne lieu à une partition aux arêtes très vives : rythmes acérés, harmonies tour à tour lugubres et dissonantes, suraigus sur les phrases les plus suggestives de la soliste dépravée et registre très grave pour dérouler la prière du chœur... Les interprètes en étaient tous remarquables : l’Orchestre et le Chœur du Théâtre d’État, dirigés par Karsten Januschke, déroulaient avec superbe tous les épisodes de cet opéra d’à peine une demi-heure. Dans le rôle-titre, l’excellente Tamara Morozová entrait dans les visions hallucinées et l’exaltation érotique du personnage avec une force très inspirée.
Wilde selon Zemlinsky
Avec Une tragédie florentine d’après la pièce d’Oscar Wilde, Zemlinsky entreprenait en 1915 de composer quelque chose de « dense, d’une seule grande coulée et avec de puissantes gradations », comme le résume finement Arnold Schoenberg. C’est le classique trio mari-femme-amant : rien de bien original sur le plan théâtral, si ce n’est que le compositeur y insuffle une magnifique richesse motivique et une harmonie d’une très grande inventivité, « outrancièrement mobile » selon l’expression d’Alain Perroux. Comme dans Le Nain du même Zemlinsky, la force dramatique de l’œuvre semble tenir à la densité croissante de la partition, à des effets d’accélérés et de crescendos qui aboutiront tout naturellement à un cri... Joachim Goltz, Corinna Scheurle et Josef Moravec y étaient tous trois remarquables, avec pour Joachim Goltz le mérite supplémentaire d’un rôle écrasant par rapport à celui des deux autres. Une simple mise en espace formait le cadre de cette production, ne facilitant pas la tâche aux interprètes.
Inspiré par une pièce du Suisse Gottfried Keller, Kleider machen Leute (que l’on pourrait traduire par « L’habit fait le moine ») est d’une tout autre inspiration dans la production de Zemlinsky : si Une tragédie florentine frappe l’attention de l’auditeur par ses méandres et son sens tragique constamment exposés, Kleider machen Leute se présente au contraire comme une comédie amère, s’affichant en ses premières scènes comme une farce pour dévoiler peu à peu toute la cruauté d’une société. Le pauvre tailleur Wenzl Strapinsky, excellement interprété par Joseph Dennis, se voit incité à se présenter comme un personnage riche et puissant, ce qui lui vaudra de multiples flatteries, séductions diverses et bassesses, jusqu’à ce que sa véritable identité soit dévoilée... La mise en scène de Jetske Mijnssen et les décors d’Herbert Murauer se répondaient avec brio pour proposer une sorte de fable rythmée par les mouvements des personnages et des éléments de la scénographie, comme pour styliser cette histoire assez cruelle en en faisant une chorégraphie d’objets et de personnages figés dans leur identité inamovible... Le résultat était remarquable de poésie et d’intelligence, d’ironie et de férocité, mais aussi d’efficacité dramatique.
Photo : Serghei Gherci