Jubiler au bord du gouffre
Le Théâtre national de Prague présente Ball im Savoy de Paul Abraham.
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- 20 octobre 2022
- Critiques
- Opéra & Classique
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APRÈS LES ŒUVRES DE KURT WEILL (Les Sept péchés capitaux), Arnold Schoenberg (Erwartung), Franz Schreker (Der ferne Klang) et Erwin Schulhoff (Flammen) présenté en juin dernier, le Théâtre national de Prague poursuit, sous le titre « musica non grata », la présentation des œuvres lyriques de « musiciens persécutés par les régimes totalitaires en Europe centrale », selon les termes de ce projet culturel d’envergure. Il s’agit pour l’essentiel de musiciens juifs dont les œuvres ont été bannies des programmations des théâtres et des salles de concert par le régime nazi, et dont certains des auteurs, n’ayant pu fuir l’Europe à temps, ont été assassinés dans les camps de concentration. Nombre de compositeurs, qui n’étaient pas uniquement contemporains de l’époque hitlérienne, puisqu’y étaient associés également les noms de Mendelssohn, Meyerbeer ou Mahler, ont en effet été regroupés par ce régime sous la dénomination d’« entartete Musik » (musique dégénérée), qui donna lieu en mai et juin 1938 à une exposition sous ce titre, présentée à Düsseldorf et inaugurée par Goebbels.
L’insouciance avant l’apocalypse…
C’est sous le titre de « Paul Abraham, der tragische König der Jazz-Operette » (Paul Abraham, le roi tragique de l’opérette jazz) que le musicologue allemand Klaus Waller a publié en 2017 la première monographie d’importance sur le compositeur. Tragique est en effet le contraste saisissant entre la gaîté de principe des œuvres de ce musicien juif hongrois (né à Budapest, installé à Vienne puis à Berlin et émigré aux États-Unis, atteint de graves troubles psychiatriques dans la dernière partie de sa vie), et le cadre historique et sociologique dans lequel elles ont vu le jour. Après Viktoria und ihr Husar (Victoria et son hussard, opérette créée à Budapest en 1930), Die Blume von Hawaii (La Fleur d’Hawaï, créée en 1931 à Leipzig), Ball im Savoy (Bal au Savoy) connaîtra un succès éblouissant à Berlin, lors de sa création au Großes Schauspielhaus en décembre 1932, quelques semaines avant l’accession au pouvoir d’Hitler. On en fredonnait jusqu’après-guerre les mélodies aux rythmes envoûtants, devenues de véritables tubes. L’effervescence jubilatoire de cette musique, avec une succession de références à des danses en vogue à l’époque – fox-trots, tangos, kangaroo dip, charleston, etc., combinées avec tout un ensemble de valses et de czardas – sonne comme une émanation poignante de cet esprit de fête qui marquait, malgré (ou à cause de) la situation sociale de ces années-là (pauvreté, chômage, montée de l’antisémitisme), tout un pan de la création musicale berlinoise.
Au Savoy, donc à Nice
L’intrigue de ce Bal au Savoy (il s’agit du palace niçois) est très proche de celle de la célébrissime Chauve-Souris (Die Fledermaus) de Johann Strauss : un marquis tout récemment marié, cache à sa femme son projet de rencontre avec une ancienne maitresse, la belle Tangolita, avec laquelle il projette de dîner en tête-à-tête au Savoy, où a lieu ce soir-là un grand bal. Mais l’épouse, prise de soupçon, s’y rend elle aussi pour y flirter avec un jeune niais, choisi pour cela. Tout se terminera au mieux, comme il est de convention dans ce type d’œuvre. Si Strauss, pour ajouter du piquant à la Chauve-Souris, y avait inséré un protagoniste hongrois, Abraham choisit un Turc pour son Ball im Savoy, personnage haut-en-couleur, certainement divertissant à l’époque, mais dont la caractérisation semble quelque peu outrancière au spectateur d’aujourd’hui…
Mais pour le grand maître de l’opérette qu’est Paul Abraham, ce n’est pas la psychologie qui importe : tirant chacun des fils de son intrigue avec une maestria incomparable, aidé en cela par un livret très efficace, de la plume d’Alfred Grünwald et Fritz Löhner-Beda, il compose une fresque rythmique jubilatoire et enivrante, qui donnerait envie de danser au spectateur le plus rassis ! Et si ses rythmes font mouche, c’est bien sûr que les mélodies qui les portent sont elles aussi d’une élégance et d’une expressivité sans failles. La plus célèbre, « Toujours l’amour » (en français dans le texte allemand original, puisque l’action se passe à Nice, et conservée bien sûr en français dans la version tchèque de l’opérette présentée à Prague) plane sur le théâtre, jusqu’après la retombée du rideau. À quoi tient le génie mélodique d’un compositeur ? Pas plus que pour Mozart, Rossini, Strauss ou Cole Porter, on ne peut répondre à cette question pour Paul Abraham. Mais il est certain que c’est cet alliage mélodico-rythmique d’exception qui fit le succès du Ball im Savoy.
Un spectacle éclatant
La production pragoise de l’opérette (traduite en tchèque pour l’occasion) est éblouissante : d’abord par le talent hors-pair de ses interprètes, à commencer par la belle Vanda Šípová dans le rôle de Madeleine de Faublas, entourée de ses collègues aussi bons chanteurs que comédiens/danseurs qui lui renvoient la balle avec éclat : le baryton Csaba Kotlár dans le rôle du mari volage, Lucie Hájková dans celui de Daisy Parker, alias José Pasodoble (!), Daniel Matoušek dans celui de Mustafa Bej et Linda Fernandez dans celui de Tangolita. Mis à part quelques artistes recrutés pour l’occasion, ce sont les forces vives du Théâtre national de Prague qui œuvrent à la réussite magistrale de cette production : orchestre, chœur, ballet évoluent dans cette opérette comme si c’était là l’ordinaire de leur travail, on en reste pantois ! D’autant que la chorégraphie réglée par Laco Cmorej et Silvia Beláková est d’une extrême exigence : millimétrée, virtuose, interprétant les rythmes d’Abraham avec invention et humour, la danse est dans Ball im Savoy essentielle, bien davantage qu’une ligne directrice : l’esprit même de l’œuvre.
Le metteur en scène Martin Čičvák savoure de toute évidence les conventions associées à ce type de production lyrique, tout en les interprétant avec imagination. Malentendus et manigances, sentimentalisme et cruauté, déguisements mystérieux et finale de réconciliation à grand renfort de tutti de chœur et d’orchestre... : tous ces ingrédients se voient déclinés avec une impeccable efficacité mais considérés, visiblement, avec une tendresse mêlée d’ironie. On salue la direction très inspirée de Jan Kučera qui mène tout ce petit monde avec un brio inégalable, ainsi que la grande élégance des costumes imaginés par Georges Vafias, sur un mode très « haute-couture », bienvenu pour cette opérette se déroulant en France dans l’entre-deux guerres : Paul Poiret et Jean Patou trouveraient sans doute, dans cet artiste d’aujourd’hui, un digne héritier. On doit à Hans Hoffer la conception du décor, également très réussi, dans un genre plus sombre que ne le suggère la tonalité divertissante du Ball im Savoy. Un rouge Soutine forme l’essentiel des peintures de fond de scène, dont la pâte et les nuances assez inquiétantes suggèrent avec subtilité la présence toujours possible de la tragédie, à l’arrière-plan de toute comédie humaine. Une autre peinture, éclatante celle-là, d’esprit tachiste et polychrome forme le fond de l’une des scènes de danses les plus débridées de l’opérette, au premier acte : ici encore, l’effet pictural, même si quelque peu anachronique, en est fort bienvenu.
Photo : Zdeněk Sokol
Paul Abraham : Ball im Savoy. Vanda Šípová (Madeleine de Faublas), Csaba Kotlár (Marquis Aristide de Faublas), Lucie Hájková (Daisy Parker, alias José Pasodoble), Daniel Matoušek (Mustafa Bej), Linda Fernandez (Tangolita). Mise en scène : Martin Čičvák, chorégraphie : Laco Cmorej et Silvia Beláková, décors : Hans Hoffer, costumes : Georges Vafias. Chœur et orchestre du Théâtre national, ballet du Théâtre d’État de Prague, direction : Jan Kučera. Théâtre d’État de Prague, 6 octobre 2022.