Nante, Berg et Schönberg par Les Siècles au Théâtre des Champs-Élysées
Maléfices viennois
François-Xavier Roth dirige Berg et Schönberg, et donne la vie à une partition nouvelle d’Alex Nante.
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- 1er mai
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APRÈS AVOIR TÉLESCOPÉ RAMEAU ET MAHLER, le 25 mars dernier, l’orchestre les Siècles inscrit un nouveau jalon à sa résidence au Théâtre des Champs-Élysées, cette fois en juxtaposant création et répertoire, Argentine et musique viennoise. D’Argentine, en réalité, il est peu question, même si l’œuvre qui ouvre le programme est signée par le jeune compositeur argentin Alex Nante (né en 1992), qui fut l’élève de George Benjamin et du regretté Peter Eötvös, et a notamment étudié à Buenos Aires, au Conservatoire de Reims, au King’s College de Londres et au Conservatoire de Paris. Il est par ailleurs le premier lauréat du Prix Pisar, créé à l’initiative de Judith Pisar (mécène d’honneur du Théâtre des Champs-Élysées) et soutenu par la Juilliard School et la Villa Albertine (qui organise des résidences d’artistes aux États-Unis).
Ce prix permet à une œuvre du lauréat d’être créée par Les Siècles, et c’est ainsi que François-Xavier Roth a assuré la première audition mondiale d’A Subtle Chain, cycle de cinq mélodies sur des textes (en anglais) de Ralph Waldo Emerson (1803-1882). Une partition méditative, sans grande aspérité harmonique, qui chante la communion de la musique avec la nature. Jodie Devos aborde avec sensibilité cette musique qui aspire à la paix et fait aussi la part du mélodrame (voix parlée sur solo un de flûte, puis de clarinette, avec des cloches lointaines). Alex Nante se réclame de Charles Ives, mais il n’est pas interdit d’entendre dans sa musique des échos lointains de Villa-Lobos.
Une sensualité secrète
Le Concerto de chambre (Kammerkonzert) de Berg a été achevé il y a cent ans, mais cette œuvre rarement jouée sonne toujours étrangement, surtout après la création d’une œuvre aussi peu agressive que celle d’Alex Nante. Ce Concerto de chambre est une partition riche de contraintes (formelles, thématiques, rythmiques) que Berg s’est lui-même imposées afin de stimuler son imagination. Composée pour les cinquante ans de Schönberg, elle jongle avec les chiffres et tous les jeux rendus possibles par les combinaisons musicales, et associe aussi l’ami Webern. Berg y fait entendre un piano, qui s’oppose seul à un ensemble d’instruments à vent puis laisse la place au violon, avant que les deux solistes et l’ensemble se rejoignent dans le rondo final. Jean-Efflam Bavouzet joue avec l’enthousiasme qu’on lui connaît, Renaud Capuçon retient le lyrisme avant de le laisser s’épanouir, et le tout laisse l’impression d’une œuvre complexe, cryptée, déconcertante (malgré son titre !), dont la sensualité jaillirait au fil des écoutes – alors qu’elle se livre bien plus rapidement dans la Suite lyrique ou le Concerto « à la mémoire d’un ange ».
Ce Pelléas vous emporte
La direction claire de François-Xavier Roth fait merveille dans Berg. Elle est nécessaire dans Pelléas et Mélisande, le poème symphonique composé par Schönberg… sur les conseils de Richard Strauss ! et vingt ans avant le Concerto de chambre. Car voilà bien une partition touffue, à l’orchestration dense, qui peut étonner si l’on considère la transparence à laquelle a su aboutir Schönberg dans les Gurre-Lieder, dont l’orchestre est pourtant plus vaste encore, et plus divisé. Berg s’est plongé dans ce Pelléas, et son analyse commence ainsi : « La musique de Schönberg, portée par l’idée et la trame intrinsèque de [la pièce de Maeterlinck], ne reflète que très sommairement l’action. Elle n’est jamais purement descriptive ; la forme symphonique de la musique pure est toujours sauvegardée, puisque les quatre parties principales du poème symphonique montrent clairement l’existence des quatre mouvements d’une symphonie*. »
Cette œuvre aurait tout pour séduire, même ceux qui sont réfractaires au Schönberg dodécaphonique : comme dans La Nuit transfigurée et les Gurre-Lieder, il y a là du chant instrumental, des motifs répérables, de l’élan ; mais il y a toujours, même sous une direction à la fois analytique et lyrique comme l’est celle de François-Xavier Roth, quelque chose comme une surabondance qui vire à l’étouffement. La splendeur des timbres, en particulier des bois et des cors (il s’agit ici, évidemment, d’instruments viennois de la fin du XIXe et du début du XXe siècle), la netteté avec laquelle le chef met en relief la polyphonie, la clarté des articulations, la vigueur des nuances, tout est admirable ; mais on reste malgré tout perplexe devant ce monument qui, à cent lieues de la très bavarde Vie de héros de Strauss par exemple, emporte l’auditeur au double sens de l’exalter et de l’engloutir.
* Alban Berg, Écrits, Christian Bourgois, 1999.
Illustration : Berg sous l’œil de Schönberg (Arnold Schönberg Center/dr)
Alex Nante : A Subtle Chain, five songs after Ralph Waldo Emerson, pour soprano et orchestre (création mondiale) - Berg : Concerto de chambre – Schönberg : Pelléas et Mélisande. Jodie Devos, soprano ; Renaud Capuçon, violon ; Jean-Efflam Bavouzet, piano. Les Siècles, dir. François-Xavier Roth. Théâtre des Champs-Élysées, 30 avril 2024.