Rameau et Mahler par Les Siècles au Théâtre des Champs-Élysées
Et l’Inde, et puis la Chine
Toujours en résidence au Théâtre des Champs-Élysées, l’orchestre Les Siècles nous fait voyager d’un ailleurs à l’autre, d’un siècle à l’autre, d’un diapason à l’autre.
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- 26 mars
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FRANÇOIS-XAVIER ROTH ET LES SIÈCLES nous ont habitués (mais il faut lire ici, dans le mot habitude, le contraire du mot routine) à passer allègrement d’une époque à l’autre, d’un instrumentarium à l’autre, au sein de la même soirée. Ils viennent de renouveler l’exploit à l’occasion d’un concert réunissant les univers on ne peut plus différents (quoique…) de Rameau et de Mahler.
Passer des Indes galantes au Chant de la terre, c’est bien sûr, si l’on choisit le chemin dit historiquement informé, troquer les instruments français du début du XVIIIe siècle pour d’autres instruments, viennois cette fois, de la fin du XIXe et du début du XXe. C’est aussi changer de diapason : 415 hz pour Rameau, 442 pour Mahler. D’où l’obligation, pour les musiciens, d’avoir l’oreille agile.
Pour aborder la Suite d’orchestre des Indes galantes, qui fait se succéder l’Ouverture et un ensemble de menuets, tambourins et autre chaconne, les instrumentistes jouent debout. Ce n’est pas une innovation majeure, d’autres chefs tels John Eliot Gardiner font également jouer de cette manière l’Ouverture du Corsaire de Berlioz, par exemple, afin de décupler l’énergie, seuls restant assis les violoncelles, pour les raisons qu’on imagine. Mais François-Xavier Roth entend adapter son rôle de chef aux pratiques du XVIIIe siècle : il frappe de temps en temps sur un tambour installé à sa droite, de manière à lancer le mouvement, un peu comme le faisait Habeneck, de son violon, dans les années 1820. N’oublions pas en effet que Les Indes galantes est un opéra-ballet qui foisonne de danses et de contre-danses : les rythmes sont à la fête (Rameau les télescope dans l’Air pour Borée et la Rose), et bien sûr les couleurs instrumentales. Chez Rameau, les interventions des flûtes sont toujours une joie.
L’Orient et le crépuscule
Même s’il y a une gravité, une poignante nostalgie chez Mahler, et même si l’orchestre du Chant de la terre a quelque chose de moiré, l’écriture pour les timbres et la netteté des plans instrumentaux ne nous dépaysent pas quand nous arrivons du pays de Rameau. Et puis, des Indes aux poèmes chinois utilisés par Mahler (sertis de discrètes harmonies orientales réinventées), il n’y a qu’un pas. Les deux compositeurs ont aussi en commun de ne pas considérer l’orchestre comme une pâte mais comme une somme de couleurs qui permettent toutes les combinaisons. Lesquelles sont mises en valeur par la disposition « à la viennoise » des musiciens des Siècles : les violons I à gauche du chef, les violons II à sa droite, les contrebasses en ligne tout au fond. Le résultat est confondant de relief, avec une clarinette basse qui creuse des abîmes, ou ce hautbois si typiquement viennois, à la fois plaintif et acide, qui vient déchirer la trame des altos et des violoncelles, ou encore cette apparition lumineuse, à la toute fin, du célesta.
On goûte aussi la manière dont le tam-tam, savamment dosé, joue avec la voix de mezzo de Marie-Nicole Lemieux. Qui n’est ni Kathleen Ferrier, ni Marilyn Horne, mais apporte une lumière d’automne bien venue dans cette musique où Mahler invite à la réconciliation : des saisons, des amis, des ivresses. Plus lyrique que dramatique, elle s’amuse quand tout à coup l’orchestre se déchaîne dans le quatrième lied (« De la beauté »), et trouve les accents éthérés qui conviennent dans le vaste « Adieu » final, où le chant, morcelé, laisse souvent la place à des interludes instrumentaux riches de tuilages et de chevauchements qui ouvrent des mondes.
La partition de Mahler est aussi une œuvre redoutable pour le ténor : inhumain, le compositeur jette son chanteur dans une mêlée fortissimo dès les premières mesures du premier lied (« Chanson à boire de la douleur de la terre »), mais exige de lui la même vaillance dans « L’homme ivre au printemps ». Andrew Staples ne sacrifie pas la nuance ni la bonne humeur : tout à fait maître de ses moyens, il se glisse avec vigueur dans ce Chant de la terre d’où l’on sort avec lui enivré.
PS : pendant ce temps, à New York, le Metropolitan Opera prend le prétexte de Turandot pour mettre en garde les spectateurs devant ce grand danger que représente la manière dont certains compositeurs s’inspirent d’autres cultures que la leur : « Projection occidentale de l’Orient, [la partition] regorge de contradictions, de distorsions et de stéréotypes raciaux. » Ouh, le vilain Puccini !
Illustration : Mahler, un virtuose des timbres (dr)
Rameau : Les Indes galantes (suite). Mahler : Le Chant de la terre. Andrew Staples, ténor ; Marie-Nicole Lemieux, mezzo-soprano. Les Siècles, dir. François-Xavier Roth. Théâtre des Champs-Élysées, 25 mars 2024.