Le Chevalier à la rose de Richard Strauss au Grand-Théâtre de Genève

Une rose un peu grise

La rencontre inaboutie entre scène et fosse nous vaut un Chevalier en demi-teintes.

Une rose un peu grise

À QUOI TIENT DONC LA FORCE DE CONVICTION d’une production lyrique, le fait qu’elle suscite l’enthousiasme et emporte l’adhésion ? Cela dépend bien sûr d’abord de ce que l’on y attend, mais au moins autant de ce que l’œuvre impose, même souterrainement. Avec les opéras de Richard Strauss, surtout ceux composés en collaboration avec cet immense dramaturge qu’était Hugo von Hofmannsthal, la question est centrale, car l’intrication du texte et de la musique, les enjeux qui s’y rencontrent et s’y déploient relèvent au moins autant de la suggestion que de l’affirmation, en particulier dans Le Chevalier à la rose, conversation en musique autant que méditation sur le temps qui passe : Hofmannsthal mêle ces deux champs de façon magistrale.

Mettre en scène un tel opéra est toujours une gageure : il y faut trouver le bon équilibre entre l’excitation et le ton volubile des scènes d’ensemble (presque des scènes de foule, même si l’opéra, selon la volonté du librettiste, ne comporte aucune séquence chorale), l’efficacité sentimentale des scènes à deux, qu’elles se déroulent dans l’intimité d’une chambre (comme la toute première scène de l’opéra entre la Maréchale et Octavian) ou avec la présence dans l’ombre d’autres personnages (comme la scène du coup de foudre entre Octavian et Sophie, lors de la présentation de la rose) et la splendeur empreinte de nostalgie des scènes en solo de la Maréchale. Sans même compter un autre trait stylistique qui peut rapidement devenir un redoutable écueil : la quasi omniprésence d’un personnage tel que celui du Baron Ochs, bon vivant, vulgaire à souhait, amateur des plaisirs de la chair et peu soucieux de son âge et de son manque de séduction, mais doté de thèmes de valse si merveilleux qu’il faut bien faire quelque chose de cette dualité.

Liant et couleurs

Tenter de lier ces matériaux si disparates est donc une entreprise périlleuse, vouée bien souvent à l’échec ou du moins à une réalisation non aboutie. C’est ce qui est advenu, semble-t-il, à Genève, pour l’acteur et metteur en scène Christoph Waltz, pourtant familier de l’œuvre puisqu’il l’a déjà présentée en 2013 à Anvers. Non que la substance théâtrale ou la musique ne s’y retrouvent pas. Mais cela ne peut suffire. Tout au long de la soirée, on a pu avoir ainsi l’impression que les différents éléments que comporte l’opéra de Strauss étaient là, juxtaposés, fidèlement interprétés (trop fidèlement, peut-être ?) : comédie de mœurs et transcendance, humour et nostalgie, entourloupes et déguisements, sincérité et masques, superficialité de la vie mondaine et profondeur des élans... Pourquoi est-ce que tout cela n’a pas pris forme, ni produit une vision ? On serait tenté de répondre un peu durement que la vision manquait, précisément... Et peut-être d’abord à cause de l’absence d’imagination (ou simplement de beauté) des décors et costumes et de leurs couleurs : il me semble que la polychromie des harmonies imaginées par Strauss et l’ambivalence profonde des éléments du livret de Hofmannsthal ouvrent tout un champ de possibilités, du moment que l’on entre dans cette profusion, que l’on cherche à la relayer sur scène par un véritable travail scénographique. Et si l’on commence par un paramètre que l’on relègue en général à la fin d’une critique : le travail sur la lumière, ici inexistant, aurait pu par exemple suffire à élargir le champ du réel de la comédie pour déployer celui du rêve.

Disons d’abord que la distribution vocale, bien qu’honorable (et excellente en ce qui concerne le Baron Ochs, parfaitement incarné par la basse anglaise Matthew Rose), n’est pas suffisamment brillante pour unifier le spectacle et permettre à la musique et au texte de rayonner de tous leurs feux. Michèle Losier est un Octavian très émouvant dans son alliage de simplicité et de chant éperdu ; excellente comédienne, elle dégage une aisance physique et scénique qui emporte l’adhésion. Mais l’on reste un peu en attente d’une expression vocale plus douce, plus pleine peut-être, moins énergique et plus lyrique. Le personnage, après tout, initié à l’amour par une femme plus âgée, entreprend au long de l’opéra un voyage vers la plénitude d’un amour doté d’un avenir, ancré dans le temps – c’est du moins ce que suggère la musique de Strauss. Il y faut donc pour la chanteuse un ancrage de plus en plus profond dans la présence vocale, l’intensité, la simplicité également. Tandis que le voyage de la Maréchale la mène vers l’acceptation de n’être plus inscrite dans la vie amoureuse, de n’en avoir plus que le souvenir. Dans ce rôle, Maria Bengtsson, elle aussi convaincante dans sa présence scénique, peut pourtant quelque peu décevoir par une certaine raideur de ses attitudes, qui va de pair avec un manque de rondeur de sa voix. Mais là encore, c’est probablement une insuffisante direction d’acteurs qui suscite ces manques. Comme si ces deux chanteuses, pourtant très investies scéniquement et vocalement, n’avaient pu développer au mieux tout le faisceau de leurs possibilités.

Enfant sage

Pour revenir aux couleurs et costumes, il m’a semblé que la robe jaune d’enfant sage que portait le personnage de Sophie l’entraînait dans un jeu appliqué qui rendait par trop prosaïque le personnage. Sophie n’est pas mièvre, dans l’opéra, ni uniquement naïve : elle figure la possibilité de l’amour et son accomplissement. Mélissa Petit a la voix qu’il faut pour ce personnage, une technique magnifique et des aigus enchanteurs : en version de concert, nous serions conquis. Pourquoi le metteur en scène, comme s’il n’entendait pas toute la profondeur qu’a inscrite Strauss dans ce rôle, en fait-il ce personnage de jeune fille falote, tour à tour soumise et capricieuse ? Bo Skovus est un Faninal très à son aise, et les multiples personnages secondaires sont tous convaincants.

Quant à la direction orchestrale de Jonathan Nott, à la tête de l’Orchestre de la Suisse romande, là aussi on reste partagé : dès l’ouverture de l’opéra se perçoit une certaine fébrilité, une peinture sonore qui ne dessine pas jusqu’au bout toutes les lignes proposées par Strauss, mais les esquisse sur un mode excentrique, désinvolte, on ne sait quel mot choisir pour désigner cette impression d’un jeu un peu désordonné – peut-être à dessein ? Il faut dire que l’écriture straussienne est d’une telle richesse et ouvre un tel faisceau de motifs, de types d’écriture orchestrale – solos et tutti savamment intriqués – que l’on peut choisir de les présenter bruts, sans les interpréter à outrance... Cela dit, de très beaux moments d’orchestre et de cohésion poétique avec les voix se succèdent au long de l’opéra. Mais on a pu avoir, dans l’ensemble, l’étrange impression que scène et fosse ne se rencontraient pas toujours. Non pas, bien sûr, qu’ils se décalent ou ne s’écoutent pas, mais parce que la pauvreté visuelle et parfois même une certaine laideur des couleurs (le choix du vert caca d’oie des costumes des serviteurs est une idée franchement malencontreuse !...) ne permettaient pas à l’espace sonore et toutes ses richesses de se déployer comme il le faut dans la perception du spectateur – et a fortiori de l’emmener dans les hauteurs de l’imaginaire...

Photo : Magali Dougados

Richard Strauss : Le Chevalier à la rose. Michèle Losier (Octavian), Maria Bengtsson (La Maréchale), Matthew Rose (Le Baron Ochs), Bo Skovhus (Monsieur de Faninal), Mélissa Petit (Sophie de Faninal). Chœur du Grand-Théâtre de Genève, Maîtrise du Conservatoire populaire de Genève, Orchestre de la Suisse romande, dir. Jonathan Nott. Grand-Théâtre de Genève, 13 décembre 2023. Prochaines représentations : 15, 17, 19, 21, 23 et 26 décembre.

A propos de l'auteur
Hélène Pierrakos
Hélène Pierrakos

Journaliste et musicologue, Hélène Pierrakos a collaboré avec Le Monde de la Musique, Opéra International, L’Avant-Scène Opéra, Classica, etc. et produit des émissions sur France Musique, France Culture, la Radio Suisse Romande et, depuis 2007 :...

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