Idomeneo de Mozart au Capitole de Toulouse

L’ANTIQUITÉ GRECQUE RÊVÉE PAR LE JAPON

Une mise en scène subtile pour un opéra tempêtueux.

L'ANTIQUITÉ GRECQUE RÊVÉE PAR LE JAPON

LORSQUE S’INAUGURE LA PREMIÈRE SCÈNE d’Idomeneo sur le plateau du Capitole, une image s’impose : le haut podium sur lequel est juchée Ilia, la princesse troyenne captive, cantonnée dans un espace si exigu et si périlleusement ouvert sur le vide qu’il forme carcan et prison, donnant pourtant au spectateur un accès d’autant plus fort à l’intériorité du personnage, mais aussi à sa noblesse de ton. Ce premier tableau suggère aussi, d’entrée de jeu, l’idée d’une hauteur de vues, d’un au-delà de tout scénario passionnel, très bienvenu pour un opéra seria tel qu’Idomeneo. Étrangement, c’est cette réserve apparente qui suscite pourtant chez le spectateur toute une spirale de sensations et de pensées, qui s’enrichira tout au long du spectacle lorsque apparaîtront, chacun sur leur podium, les autres personnages.

À l’exception d’Elettra, les figures-clef de l’opéra semblent en effet conçues par le metteur en scène Satoshi Miyagi et son scénographe Junpei Kiz (pour cette production initialement présentée en 2022, avec d’autres interprètes, au Festival d’Aix-en-Provence) comme des êtres humains, non seulement traversés par des passions et soumis à leur jeu imprévisible et changeant, mais littéralement propulsés malgré eux dans le flot de leurs émotions, comme leurs podiums respectifs le sont sur scène. Grâce au jeu subtil de la lumière imaginé par Yukiko Yoshimoto, on ne perçoit pas d’entrée de jeu la présence, à l’intérieur des différents podiums, de formes humaines en mouvement, qui n’apparaîtront que progressivement, éclairées mais indistinctes et semblant mouvoir les différents podiums sur lesquels sont juchés les personnages, en une parfaite figuration (hors même l’étymologie du mot) de ce que sont, par nature, les émotions...

Écouter la partition

Scénographie et lumière saisissent ainsi l’essence même de cet opéra, en une conception de l’opéra seria comme mise en œuvre de scénarios humains régis par les dieux, parfaitement fidèle en cela à l’esprit même d’Idomeneo, mais aussi à l’énigme que recèle le livret : qui est coupable, et de quel crime, pour mériter un tel destin ? Le sacrifice du fils (Idamante), prix du sauvetage du père (Idomeneo), ainsi qu’en a décidé Neptune, est tout à la fois violemment arbitraire et subtilement chargé d’enjeux psychanalytiques, d’un éternel humain... La furie d’Elettra, déployée tout au long de l’opéra, et dont on ne saisit pas clairement la cause – simple jalousie, projet de vengeance, orgueil blessé... – est-elle simplement résurgence, dans le livret de l’Abbé Varesco, des noires passions du personnage dans la tragédie de Sophocle ?

Ces riches ambivalences, ce tissage magistral, cette tension entre des forces contraires dont la mer, omniprésente dans cet opéra, est l’idéale figuration, Mozart en fait un monde sonore d’une richesse extraordinaire, où les différentes couleurs passionnelles s’opposent ou se fondent pour produire une fresque musicale hors du commun. Et d’une certaine manière, metteur en scène, scénographe, costumière et artiste de la lumière se saisissent ici de cette force mozartienne, non pour la détourner au profit de leur imaginaire particulier (comme on a pu le voir dans maintes productions d’Idomeneo, ces dernières années, où l’idée de la captivité, en particulier, inspirait bien souvent le réaménagement du livret et la transposition de l’histoire grecque dans tel ou tel conflit contemporain, migrations comprises...), mais en écoutant simplement, au plus profond et de la façon la plus sensible, tout ce que la partition suggère, parfois au gré d’une simple modulation, d’une issue musicale poignante succédant à une aria héroïque, d’un changement de rythme et de tout ce qu’il peut signifier... Si Idomeneo, en effet, est de nature exceptionnelle, c’est bien par le souffle large qu’il parvient à maintenir, par la musique, tout au long d’un livret qui n’échappe pas toujours à la convention antique. Et ce caractère d’exception, les artisans de cette production s’en font les modestes relais.

Interpréter Mozart

Ils sont magnifiquement soutenus pour cela par une équipe vocale de haute volée. À la réserve, à la passion contenue du personnage d’Ilia (par exemple dans son premier air, Padre, germani, magnifique premier portrait du personnage) répond, dans l’écriture mozartienne, la chaleureuse tendresse d’Idamante. Marie Perbost (Ilia) et Cyrille Dubois (Idamante) forment un duo vocal puissamment expressif. Cyrille Dubois, par le choix d’un ténor pour ce rôle originellement écrit par Mozart pour un castrat, puis remanié pour la voix de ténor (et chanté aujourd’hui le plus souvent par une voix de mezzo), mais surtout par le frémissement qui l’anime tout au long de l’opéra, comme si le chanteur vivait les moindres inflexions de la partition mozartienne en leur donnant toute leur charge émotionnelle, s’en faisait le passeur, par la générosité de son interprétation, tant vocale que corporelle, comme en une mise à nu du personnage, malgré la sobriété et l’élégance de son chant. Du grand art ! Marie Perbost est une Ilia beaucoup moins éthérée que ce que l’on peut attendre du personnage, souvent interprété comme une âme noble, mais au fond assez prévisible. La chanteuse en fait au contraire une figure d’autant plus humaine et émouvante que le carcan qui l’enserre (le maintien, comme pour les autres personnages, sur la hauteur du podium...) est puissant. Ce qui, dans la scénographie, pourrait la brider (surtout si l’on songe à ce dont l’artiste est capable dans des productions plus divertissantes ou franchement jubilatoires – on pense par exemple à son interprétation du rôle-titre de Coronis à l’Opéra-Comique !), semble au contraire intensifier sa capacité à donner le meilleur d’elle-même par la « simple » beauté de son chant et à atteindre toute une profondeur d’expression et de sentiment. Mozart, de toute évidence, est un univers qui lui sied à merveille – elle a d’ailleurs interprété avec succès un autre grand rôle mozartien, Pamina de (La Flûte enchantée) à Salzbourg.

L’Idomeneo de Ian Koziara séduit d’emblée par sa prestance vocale, la beauté de son timbre et la proposition qui semble faite par le chanteur d’un personnage plus humain que royal, malgré le caractère assez héroïque du rôle et tout ce que cela peut susciter en terme de défi vocal. L’artiste déploie au contraire, au long de l’opéra, un paysage psychologique subtil. On le sent tout au long de l’œuvre absolument maître d’une partition pourtant redoutable. Et sur le plan théâtral, ses échanges avec les autres chanteurs sont également d’une très belle qualité, tant vocale que dramatique. Une belle découverte nous est proposée avec l’Arbace de Petr Nekoranec, rôle délicat et chargé d’intensité par le compositeur. Quant à l’Elettra d’Andrea Soare, on est conquis par l’investissement vocal et la technique éblouissante de cette chanteuse, ainsi que par l’alliage de contrôle et de passion débridée qu’elle insuffle à ce rôle, dont le moins qu’on puisse dire est qu’il n’est pas de tout repos, musicalement parlant.

Dès les premières notes de l’ouverture, on a pu être séduit et ému par la direction toute d’intensité émotionnelle et de vitalité de Michele Spotti, à la tête du remarquable Orchestre national du Capitole. En très grand maître de l’esthétique de ce compositeur, le chef parvient à tenir en haleine l’auditeur, au long de ces trois heures de musique, par sa façon de dessiner les formes les plus évidentes mais aussi les plus secrètes de la partition mozartienne. Le spectacle est enfin magnifiquement porté par l’excellent chœur Les Éléments, dirigé par Joël Suhubiette.

Illustration : Marie Perbost et Cyrille Dubois (photo : Mirco Magliocca)

Wolfgang Amadeus Mozart : Idomeneo. Avec Ian Koziara (Idomeneo), Cyrille Dubois (Idamante), Marie Perbost (Ilia), Andrea Soare (Elettra), Petr Nekoranec (Arbace), Krešimir Špicer (Le Grand-Prêtre), Julien Véronèse (La Voix). Mise en scène : Satoshi Miyagi ; scénographie : Junpei Kiz ; costumes : Kayo Takahashi Deschene ; lumières : Yukiko Yoshimoto. Théâtre du Capitole de Toulouse, 27 février 2024. Prochaines représentations : 3, 5, 7 mars.

A propos de l'auteur
Hélène Pierrakos
Hélène Pierrakos

Journaliste et musicologue, Hélène Pierrakos a collaboré avec Le Monde de la Musique, Opéra International, L’Avant-Scène Opéra, Classica, etc. et produit des émissions sur France Musique, France Culture, la Radio Suisse Romande et, depuis 2007 :...

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