Du 31 janvier au 11 février 2024 au TQI-CDN de Val-de-Marne.

Par les villages de Peter Handke par Sébastien Kheroufi.

Les cités d’aujourd’hui, à la manière des villages perdus d’autrefois.

Par les villages de Peter Handke par Sébastien Kheroufi.

Sébastien Kheroufi, artiste associé du TQI-CDN du Val-de-Marne, met en scène avec brio et une niaque d’enfer le deuxième volet de son triptyque sur l’histoire des siens- une transposition de Par les villages de Peter Handke, « contextualisé » dans les années 1990, dans les cités de banlieues. Le metteur en scène transpose le village de l’auteur autrichien dans une cité de banlieue française, là où, dans les sixties, poussaient encore des champs de blé, de légumes et des arbres fruitiers.

Certains quittent le village, d’autres pas. Le frère, parti à la ville, est devenu écrivain. Le frère et la soeur plus jeunes sont restés, l’un ouvrier et l’autre vendeuse. Un jour, l’aîné revient au village, héritant de la maison familiale : le cadet lui demande de renoncer au profit de sa sœur. Ce retour fait revivre les conflits d’enfance et les rivalités - le support de l’intrigue. Or, entre passé et présent, entre le retour de l’un et l’immobilisme des deux autres, un abîme d’amertume et de ressentiment.

Une scénographie dépouillée pour l’écoute du poème dramatique à la langue ciselée par des interprètes de talent, bilingues encore- arabe et français - difficulté et richesse de l’entre-deux. Voix sincères poignantes qui redonnent dignité et grandeur aux populations humbles des périphéries.

La dimension autobiographique de l’auteur de Par les villages est manifeste, et joue par ricochet de celle de Sébastien Kheroufi, de père algérien et de mère française. Originaire de Griffen, un village de Carinthie, région habitée par des Slovènes et intégrée à l’Autriche, Handke n’a pas établi une relation durable à son pays natal, une ambivalence manifeste dans sa difficulté à apprendre le slovène, matière obligatoire dans la Carinthie d’une enfance tiraillée entre deux États et langues.

Amine Adjina, Anne Alvaro, Casey, Hayet Darwich, Ulysse Dutilloy-Liégeois, Benjamin Grangier, Gwenaëlle Martin, Lyes Salem diffusent sur le plateau une présence habitée et motivée, engagée corps et verbe, dans cette parole poétique déclamée avec force et conviction. Le choeur qui les entoure leur apporte un soutien fidèle - belle attention aux vérités énoncées et aux échanges. Avec de la terre répandue sur la scène par tous, matière à retrouver, non loin du chantier, alors que du sable de construction semble se déverser des cintres sur le toit de la baraque, un arrosoir déposé.

L’exilé redécouvre son pays natal métamorphosé, faisant l’expérience de décadrages successifs.
Fracture sociale et géographique, trajectoires opposées au sein d’une même famille, l’histoire contemporaine se glisse dans l’intimité des destins individuels - dignité, humanité, poésie de héros ordinaires, placés hors du pouvoir, porteurs pourtant de « la foi en la vie, en l’art et en l’autre ».

Les ouvriers d’un chantier de village prennent la parole à travers l’invention poétique d’une autre façon de dire et de sentir, provoquant le retour de ce qui était oublié ou perdu sous le quotidien.
L’Intendante de la baraque du chantier qui s’achève, précise : « Un jour quelqu’un arrive avec magnétophone et caméra au nom des autorités, il nous plaint, et attend que nous nous plaignions aussi. Mais nous voulons qu’on nous voie autrement. Nous voulons qu’on fasse notre éloge. Mieux encore : notre endroit doit être magnifié, avec ses couleurs et ses formes. »

Le village est occupé par un important chantier, au sein duquel des ouvriers terminent leur dernière journée de travail, avant de partir ailleurs. Le moment de la pièce est un moment de passage pour le frère ouvrier qui va repartir. Celui-ci prie son aîné de ne pas juger les ouvriers ni oser dire qui ils sont : « Un mot d’interprétation - la fête est finie. La solennité de la fête, c’est d’inventer l’énigme. »

Le paysage lui-même porte la marque d’une transition qui modifie la perception, le lien à la nature perdue est gauchi au profit d’une « société du spectacle » - clinquant, folklore et pittoresque. Aussi la Vieille - porteuse de sagesse - dit-elle : « Il faut donc que je reparte d’ici, le seul endroit que j’aimais à la ronde ?…La dernière crue a arraché quelques passerelles que personne ne rétablira plus. Mais ce sera peut-être un refuge pour la prochaine guerre : toujours est-il, il y a quelques champignons comestibles ; l’eau est propre, dans le ruisseau, il y a des silex, dans les buissons, des cabanes de feuillage cachées, derrière des crêtes rocheuses, il y a soleil et silence… »

Epreuve du dépaysement et de l’étrangeté, ne pas se sentir à sa place ; chacun est sans père, dit l’ouvrier, tous « acquittés, débarrassés du pays natal, les beaux étrangers, les grands inconnus à la sage lenteur, les hommes de tous les temps ». Pour retrouver les liens avec la nature et les autres, il faut aller éternellement à la rencontre et passer par les villages, dit la prêtresse Nora.

Spectacle superbe, exigeant et enlevé dans cet élan même à l’attention à la langue de Handke.

Par les villages, texte de Peter Handke, traduction de Georges-Arthur Goldschmidt (Gallimard), mise en scène de`Sébastien Kheroufi, Avec Amine Adjina, Anne Alvaro, Casey, Hayet Darwich, Ulysse Dutilloy-Liégeois, Benjamin Grangier, Gwenaëlle Martin, Lyes Salem et en alternance Dounia Boukersi et Bilaly Dicko, Sofia Medjoubi et Henriette Samaké. Collaboration à la dramaturgie Félix Dutilloy-Liégeois, avec la complicité de Laurent Sauvage, scénographie Zoé Pautetn costumes Chloé Robin, création lumière Enzo Cescatti, création sonore Matéo Esnault. Avec la participation exceptionnelle des habitants d’Ivry-sur-Seine,et avec le soutien et la bienveillance de l’auteur Peter Handke. Du 31 janvier au 11 février 2024, mercredi, jeudi, vendredi 20h, samedi 18h, dimanche 16h au Théâtre des Quartiers d’Ivry -CDN du Val-de-Marne, Manufactures des Oeillets 1,place Pierre Gosnat, Ivry-sur-Seine. Tél : 01 43 90 11 11, www.theatre-quartiers-ivry.com Les 16 et 17 février 20h, le 18 février 17h au Centre Pompidou. Le 27 février 2024 à L’Azimut - Antony, Châtenay-Malabry.
Crédit photo : Christophe Raynaud de Lage.

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Véronique Hotte

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