Le Suicidé de Nicolaï Erdman

Farce politique

Le Suicidé de Nicolaï Erdman

Le désenchantement et l’oppression du stalinisme qui ont suivi la Révolution et les promesses de lendemains qui chantent ont révolté l’écrivain russe Nicolaï Erdman qui n’y va pas par quatre chemin pour dire son indignation dans cette comédie politique mordante. Remarquée par Stanislavski, la pièce a été mise en scène par Meyerhold en 1928 mais c’était sans compter la censure théâtrale qui en a interdit les représentations dans un message signé de Staline lui-même. Erdman a dû s’exiler de longues années. La pièce ne sera publiée en URSS et jouée dans son intégralité qu’en 1987, 17 ans après la disparition d’Erdman. Dans cette farce macabre, il met en scène les impostures du pouvoir totalitaire et la souffrance d’un peuple privé de liberté qui a faim.
Depuis longtemps sans emploi, Podsékalnikov supporte mal de vivre aux crochets de sa femme et de sa belle-mère. En pleine nuit, Maria son épouse se réveille et constate que son mari a quitté le lit. Comme ils s’étaient auparavant disputés, elle se convainc que, désespéré, il veut mettre fin à ses jours comme il l’en avait menacé. Comprenant le quiproquo, il joue le jeu sans prévoir que, la nouvelle, vite répandue, va attirer une foule de personnages qui s’ingénient à récupérer ce suicide au profit de leur cause, politique, intellectuelle, religieuse, commerciale, amoureuse. Tant qu’à mourir, autant que ça serve à quelque chose. Séduit à l’idée d’en finir lâchement avec cette vie de malheur et de gagner une gloire posthume, il cède. On organise le banquet du dernier repas et la mise à mort du condamné volontaire dans une liesse générale avec chansons et vodka. Mais évidemment, le suicidé se rend compte que mieux vaut « vivre comme une poule sans tête » que de mourir en héros.
Le Berliner ensemble a fait appel au Français Jean Bellorini pour mettre en scène cette farce politique aux accents tragiques et aux dialogues survitaminés, dopés à l’humour. Dans la tradition du Berliner, il met l’acteur au cœur de sa mise en scène. Il s’approprie le principe du théâtre de tréteaux dans une scénographie qui rappelle les lourdeurs du régime soviétique. Un jeu d’escaliers et de portes évoque l’appartement communautaire dans lequel vit Podsékalnikov, sa femme et sa belle-mère. Comme toujours, la musique est très présente et ici elle enveloppe le spectacle d’une bien belle façon des sonorités de l’accordéon de Timofey Sattarof et des rythmes de la batterie de Philipp Kullen, parfois accompagnent les chansons admirablement interprétées par les acteurs (mention spéciale aux solos de Carmen-Maja Antoni et de Joaquim Nimtz)
Ce théâtre d’acteurs est servi par une troupe exceptionnelle au premier rang de laquelle Giogrios Tsivanoglou qui interprète un Semione toujours fuyant, ambigu, tour à tour bonhomme et malin, Pierrot lunaire, clown triste et fieffé menteur, petit homme tout en rondeurs doué d’une gestuelle étonnante. Carmen-Maja Antoni, outre ses talents de chanteuse, incarne une petite bonne femme électrique, en perpétuel mouvement qui houspille son gendre Semione et sa fille Maria (interprétée par Hanna Jürgens), folle amoureuse de son chômeur de mari mais jamais dupe de ses supercheries.
On retient la scène très réussie du banquet organisé par le représentant de l’intelligentsia et censé célébrer le suicide de Semione ; treize personnages burlesques costumés avec invention par Camille de la Guillonnière dans une « cène » installée devant un rideau de fer qui tombe lourdement. Jean Bellorini renouvelle ici la mise en scène de cette pièce souvent représentée (Patrick Pineau, Jacques Nichet entre autres) tout en restant fidèle à l’esprit de la pièce et du contexte historique et au style du Berliner. Un théâtre intelligent qui fait la part belle au plaisir du jeu.

Le Suicidé de Nicolaï Erdman Traduction allemande Thomas Reschke | Traduction française André Markowicz | Assistanat à la mise en scène et costumes Camille de La Guillonnière | Assistanat aux costumes Wicke Naujoks | Dramaturgie Dietmar Böck, Miriam Lüttgemann | Lumière Jean Bellorini, Ulrich Eh Avec la troupe du Berliner Ensemble : Carmen-Maja Antoni, Annemarie Brüntjen, Anke Engelsmann, Ursula Höpfner-Tabori, Hanna Jürgens, Michael Kinkel, Matthias Mosbach, Joachim Nimtz, Luca Schaub, Martin Schneider, Veit Schubert, Felix Tittel, Georgios Tsivanoglou et les musiciens Philipp Kullen (batterie), Timofey Sattarov (accordéon). Au TGP jusqu’au 16 octobre 2016 à 20h. durée : 2h. Résa : 01 48 13 70 00

A propos de l'auteur
Corinne Denailles
Corinne Denailles

Professeur de lettres ; a travaille dans le secteur de l’édition pédagogique dans le cadre de l’Education nationale. A collaboré comme critique théâtrale à divers journaux (Politis, Passage, Journal du théâtre, Zurban) et revue (Du théâtre,...

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