Paris, Comédie-Française, Grand Palais

Peer Gynt de Henrik Ibsen

Un fabuleux voyage

Peer Gynt de Henrik Ibsen

En rupture de sa salle Richelieu en travaux, la Comédie-Française a trouvé un espace d’accueil à la mesure de cette œuvre monumentale de Henrik Ibsen. Le salon d’honneur du Grand Palais d’une surface de 1200 m2, restauré en 2010, dans lequel un théâtre provisoire a été installé. Sous la haute verrière et dans un dispositif bi frontal, il offre une spatialité ouverte à même d’accueillir ce “poème dramatique ” destiné à l’origine à la lecture, qui relève du récit tumultueux d’un long voyage peuplé d’aventures traversant le temps. Datée de 1867, cette histoire inspirée par les mythes et légendes populaires de Norvège se démarque d’un théâtre réaliste et social, dont Ibsen deviendra quelques années plus tard un maître. Ici, en mêlant l’épique au fantastique il introduit un conte philosophique et poétique, traversé par la recherche identitaire et existentielle de son anti-héros.

Jeune paysan norvégien turbulent et fanfaron vivant avec sa mère Ase, Peer Gynt est sur le point d’épouser la vertueuse Solveg. Pourtant, il enlève et déshonore le soir de ses noces une jeune fille de bonne famille qu’il abandonne aussitôt. Contraint à la fuite, il s’engage dans un périple durant lequel il rencontre une multitude de personnages, dont les Filles des pâturages, puis le Roi des trolls, en s’interrogeant sur les moyens “ d’être soi-même” sans se satisfaire de “ se suffire à soi ”. Après un retour auprès de sa mère mourante, on le retrouve vingt ans plus tard en Afrique, armateur, marchand d’esclaves enrichi et théoricien aux projets fumeux, avant de reprendre son errance durant laquelle il lutte avec des bêtes sauvages et des singes, puis devient prophète d’une tribu avant d’être proclamé empereur de fous dans un asile d’aliénés d’Egypte. Enfin, après une navigation mouvementée, Peer Gynt, vieilli et solitaire, retrouve son pays natal auprès de la fidèle Solveg qui n’a cessé de l’aimer. En prenant conscience de la réalité et l’inconstance de la vie, dans une forme de sagesse et de rédemption.

A la fois, metteur en scène et scénographe de cette nouvelle version, Eric Ruf conduit avec une brillante et intelligente maîtrise cette fresque complexe et dense, dont il éclaire avec éclats les différentes facettes. En fusionnant sa relation du réel à l’onirique, comme ses accents symbolistes et métaphysiques. Avec une belle cohérence, dans un subtil dosage d’humour et de gravité parfois émouvante, révélateur de l’évolution de la quête effrénée et tourmentée de Peer Gynt. La représentation s’inscrit sur une route ondulée, qui s’achève à l’une de ses extrémités par un fossé et une butte végétale adossée à une toile peinte. Outre sa dimension métaphorique, elle offre surtout un espace de jeu adapté et ouvert aux multiples localisations et fluctuations d’un texte ne prenant pas en compte à l’origine les contraintes scéniques. A l’aide d’une draisine, porteuse d’éléments de décor ou de comédiens, ce plateau singulier demeure dans une constante mutation bénéfique aux enchaînements et au rythme de ce récit - fleuve (près de cinq heures avec deux entractes) en estompant ses quelques longueurs.

Au cœur de cet espace, Eric Ruf fait naître une succession d’images superbes et évocatrices, dont certaines atteignent une dimension picturale sous les lumières de Stéphanie Daniel. Elles trouvent un apport de choix dans la création des costumes féériques de Christian Lacroix, dont la diversité et l’esthétique subtilement chamarrée, s’accompagnent d’une portée argumentaire bénéfique à la lisibilité des protagonistes. Mais le metteur en scène, trouve surtout une contribution éclatante dans les interprétations d’une centaine de personnages par ses vingt partenaires de la Comédie-Française, auxquels s’ajoute un quatuor de musiciens, dont les musiques colorées - venues de divers horizons - contrastent opportunément avec la partition doucereuse composée par Edvard Grieg pour la première version scénique de l’œuvre en 1876.

Dans la belle unité qui les réunit, tous les comédiens investis dans les différents rôles méritent des éloges. On retiendra naturellement en priorité dans la démesure du rôle–titre, la prestation de Hervé Pierre qui passe avec brio et vitalité de la jeunesse à la vieillesse. Il exprime avec une touchante humanité les sentiments et les nuances qui animent Peer Gynt, tour à tour naïf et insolent, menteur ou ridicule, cynique ou affabulateur, mais aussi farouche et résolu pour mordre avec appétit dans son destin et trouver sa vérité. A ses côtés, on retrouve avec un grand bonheur Catherine Samie - aujourd’hui Sociétaire honoraire du Français - interprète de Ase. Impressionnante de présence, d’aisance et de luminosité, elle est une mère inquiète et aimante en portant des accents bouleversants. Avec le texte français écrit par François Regnault pour Patrice Chéreau (1981) évacuant quelques scories datées de l’œuvre, la représentation trouve un souffle et une plénitude qui ouvrent sur un théâtre ludique et populaire de haute volée

Peer Gynt de Henrik Ibsen, texte français François Regnault, mise en scène et scénographie Eric Ruf, avec Catherine Samie, Catherine Salviat, Claude Mathieu, Michel Favory, Eric Génovèse, Florence Viala, Serge Bagdassarian, Hervé Pierre, Bakary Sangaré, Stéphane Varupenne, Gilles David, Suliane Brahim, Nâzim Boudjenah, Jérémy Lopez, Adeline d’Hermy, et les élèves comédiens de la Comédie-Française, Romain Dutheil, Cécile Morelle, Emilie Prevosteau, Samuel Roger, Julien Romelard, et les musiciens Floriane Bonnani, Hervé Legeay, Vincent Leterme, Françoise Rivalland. Costumes Christian Lacroix, lumières Stéphanie Daniel, musique originale Vincent Leterme. Durée 4 h 45 avec deux entractes. Salon d’honneur du Grand Palais à Paris jusqu’au 14 juin 2012.

© Brigitte Enguerand

A propos de l'auteur
Jean Chollet
Jean Chollet

Jean Chollet, diplômé en études théâtrales, journaliste et critique dramatique, il a collaboré à de nombreuses publications françaises et étrangères. Directeur de publication de la revue Actualité de la Scénographie de 1983 à 2005, il est l’auteur de...

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