Quelque part en France...
Dans la tradition des concerts privés
Un brillant quatuor se produit dans l’intimité d’un salon provincial.
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- 15 mai
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L’ÉVOCATION DES SALONS OÙ SE PRESSAIENT, dans les temps passés, des mélomanes privilégiés, invités à venir écouter tel artiste de renom, loin des foules et des salles de concert, est presque un passage obligé des biographies de musiciens. Soit que l’hôte en fût un mécène de renom (pensons à la princesse de Polignac, dans la première moitié du XXe siècle, qui reçut des musiciens aussi importants que Ravel, Reynaldo Hahn, Stravinsky, Poulenc, etc.), soit qu’il fût lui-même musicien (Liszt accueillant son ami Chopin et bien d’autres compositeurs célèbres ou moins célèbres dans son appartement de la rue Laffitte dans les années 1830), soit qu’il ou elle fût un écrivain au beau domaine et à la table réputée (George Sand et son domaine de Nohant). Tradition évanouie aujourd’hui ? Que nenni, puisque avait lieu le 6 mai, dans une belle maison sise entre cathédrale et jardin de l’ancien carmel voisin, dans une petite ville de province quelque part en France, un merveilleux concert de musique de chambre, suivi d’un dîner aux chandelles.
Brocéliande, ensemble à géométrie variable
Un public formé d’amis du couple qui ouvrait généreusement son beau logis a pu y écouter l’Ensemble Brocéliande, composé de solistes de l’Orchestre national de Bretagne, groupe à géométrie variable selon les répertoires, créé il y a dix ans et qui se présentait pour cette occasion en formation de quatuor, dans deux passionnants et émouvants quatuors à cordes de compositrices plus ou moins oubliées. La moins oubliée des deux était Fanny Mendelssohn (1805-1847), sœur de Félix, qui connut pourtant, elle aussi, le destin funeste de presque toutes les femmes artistes : l’effacement de leurs œuvres, sinon de leur vivant, du moins après leur mort, au profit de leurs confrères masculins. L’autre était Amanda Maier-Röntgen (1853-1894), compositrice suédoise, épouse du pianiste et compositeur germano-néerlandais Julius Röntgen. À ces deux musiciennes des temps passés, s’ajoutait une compositrice d’aujourd’hui : l’Américaine Jessy Montgomery, née en 1981 et dont la pièce intitulée Strum se veut, selon ses propres termes, référence à la sonorité des accords de guitare et de façon plus générale à la musique folk et à la danse.
Le premier violon offre aux auditeurs une éloquente et passionnante présentation des œuvres, évoquant avec chaleur la vie de chacune des trois artistes, éclairant tel aspect de leur musique, faisant le lien entre l’œuvre et son temps. Le Quatuor en mi bémol majeur de Fanny Mendelssohn est la première des œuvres au programme : on y perçoit l’intense inventivité qui s’y déploie, la densité des idées, leur force expressive. On s’étonne qu’une telle œuvre, qu’une telle musicienne aient pu subir la violence de l’oubli. Le quatuor d’Amanda Maier-Röntgen est une œuvre plus singulière, par l’ampleur de ses développements, les détours pris par l’artiste pour dérouler le chemin de ses idées. Mais la musique est superbe : l’écriture pour les cordes, la virtuosité exigée des interprètes, la concentration qu’elle leur impose. Et Strum de Jessy Montgomery forme une apothéose bienvenue à ce concert, par sa vitalité bondissante, son humour, son efficacité rythmique et sa concision.
La musicalité d’un lieu
À quoi tient le charme d’un concert de ce type, hors même la beauté de la musique ? Sans doute d’abord à la façon dont un couple ouvre sa maison – dans la chaleureuse simplicité d’un lieu que l’on sent avoir été pensé depuis des années comme une source de paix, où les meubles, tableaux, étoffes, couleurs se présentent au visiteur dans une beauté sans apprêt, qui malgré le raffinement des objets qui composent ce décor, ne semble nullement faite pour susciter l’exclamation d’admiration mais qui suggère au contraire l’accueil, l’ouverture à l’autre, l’invitation qui lui est faite à s’y sentir chez soi, à savourer, dans la lumière d’une fin d’après-midi au ciel changeant, ce que la musique donnera secrètement à entendre, à penser, à méditer.
Écouter un quatuor à cordes, installé tout près des musiciens, juste en face d’eux, au premier rang pour les uns, sur le côté pour d’autres, ce qui leur permet de contempler non seulement le profil des musiciens, mais aussi celui de leurs voisins, de suivre sur leur visage le fil de l’écoute, d’y voler une émotion fugitive : tout cela forme une expérience hors du commun que ne permet jamais le concert public, dans une grande salle. Le cadre qui en forme le décor, l’intimité d’un salon où vivent des personnes amies, reprend peu à peu ses droits, une fois la musique commencée. On se surprend à écouter Fanny Mendelssohn en laissant malgré soi ses yeux revenir sans cesse sur les deux tableaux encadrant symétriquement la cheminée – deux portraits d’adolescents, fille et garçon, se demandant si l’une serait, fixée dans sa jeunesse par le peintre, la maîtresse de maison, pour découvrir après le concert qu’il s’agit de sa fille... Le regard sérieux, distant, mélancolique peut-être, que ces deux jeunes visages portent sur le public émeut, comme le souvenir d’anciens habitants de la maison qui l’auraient maintenant désertée et dont la présence accompagne la musique. Puis l’œil vagabonde, au gré des mouvements qui s’enchaînent, le ciel s’assombrit peu à peu, le feuillage des arbres dans le jardin sur lequel donnent les hautes fenêtres du salon projette son ombre sur les murs, derrière les musiciens. Le grand miroir qui forme le fond du décor nous montre leur jeu dans une perspective étrange, mouvements inversés, la nuque devenant plus expressive encore que le visage.
Un moment d’exception, une heure exquise.
Illustration : comme un parfum de Schubertiade (dr)