De jazz et de feu

Les éditions des Soleils bleus publient deux recueils complémentaires de textes sur le jazz, son esprit, sa respiration, ses héros.

De jazz et de feu

EN 2021, SOUS LE TITRE « DE LA MUSIQUE PLEIN LA TÊTE », Pierre de Chocqueuse avait fait paraître aux éditions des Soleils bleus un volume de souvenirs évoquant la manière dont il était devenu rédacteur à Best avant de multiplier ses collaborations jusqu’à se retrouver un temps à la tête de Jazz Hot. Le nouveau livre qu’il nous propose ne poursuit pas le récit de ses aventures mais réunit un ensemble de chroniques parues pour la plupart en ligne, de 2010 à 2020. On n’en saura donc pas plus (pour l’instant) sur son activité à la tête d’un magazine dont Michel Le Bris fut lui aussi – brièvement (en 1969) – rédacteur en chef, et qui se fit remarquer à l’époque par la mise en cause du système commercial qui menaçait le jazz, et par de multiples références politiques et philosophiques, lesquelles purent décourager certains amateurs d’un jazz plus souriant.

Pierre de Chocqueuse fait partie de ceux qui aiment aimer et ne cherchent pas à analyser le pourquoi du comment du devenir-du-Jazz. Il évoque ses passions, notamment sa prédilection pour les pianistes de tous les âges (Michel Petrucciani, Joey Alexander, Brad Mehldau, Thelonious Monk, Enrico Pieranunzi, Martial Solal…) en faisant le détour par Chet Baker, John Coltrane, Manfred Eicher, ou encore John Adams, qu’il préfère à Steve Reich et à Philip Glass pour sa diversité mélodique. Charles Koechlin (mais pourquoi diable se croit-il obliger de parler de la modernité de ce compositeur, mot-alibi qui n’a aucun sens, et qu’il applique d’ailleurs aussi à André Hodeir ?) fait partie des nombreuses personnalités qu’on croise dans ce livre, ainsi bien sûr que toute la dynastie Koechlin dont Philippe, qui fut lui aussi rédacteur en chef de Jazz Hot.

Entre un coup de chapeau à l’éditeur Jean-Jacques Pauvert et une déambulation mi-naïve, mi-amère en Hongrie, défilent les péripéties tragiques de l’actualité (l’attentat de Charlie-Hebdo), les amis disparus (Heidi Draper, Lucien Malson, André Francis), les débats théoriques (un livre de Laurent Cugny sur Hugues Panassié, les interrogations sur les origines afro-américaines du jazz face au jazz européen marqué par les harmonies d’un Debussy) et les questions aujourd’hui inévitable : qu’est-ce que le jazz ? y aura-t-il bientôt encore des disques et surtout des disquaires ?

Pierre de Chocqueuse est autant sensible à l’air du temps qu’au temps qu’il fait. Il préfère les clubs aux festivals, et on le comprend : « Étrange ce besoin qu’éprouve l’homme de se fondre dans une foule, de faire corps avec elle pour défendre des idées qui sont rarement les siennes. » Il lui arrive aussi de se laisser aller à sa fantaisie en déambulant parmi les Parisiens : « Quatorze d’entre eux périrent dévorés par des loups en 1438, un 1er octobre, mais, insouciants, ils pensent à autre chose, aux jambes fines et gracieuses frictionnées au lait d’amande qui trottinent devant eux, enivrent et font perdre la tête. »

Le jazz comme stimulant de la pensée

De nombreuses images (portraits, couvertures de livres, pochettes de disques) viennent illustrer le livre de Pierre de Chocqueuse. Les dessins qui accompagnent les Chroniques allumées de Jean-Louis Wiart, signés Jeanne Puchol, ne sont pas de simples illustrations mais dialoguent avec le texte ; l’éditeur a d’ailleurs choisi un papier ad hoc pour les reproduire dans les meilleures conditions. On retiendra en particulier (et nous laissons au lecteur de cet article le soin de découvrir cette image) le très beau et poétique dessin qui fait le contrepoint du texte intitulé « Éloge de la contrainte ».

Nous sommes ici au-delà de la chronique, même si Jean-Louis Wiart, par ailleurs créateur du label discographique AxolOtl, a réuni ici un florilège puisé dans vingt ans de contributions au Journal des allumés du jazz. Un Journal qui, toutes choses égales par ailleurs, et d’une manière moins militante, donc plus joueuse et plus joyeuse, pourrait se rapprocher du propos de Jazz Hot en convoquant la littérature, l’histoire, le cinéma, la philosophie, etc., dans son analyse de la musique – l’esprit de sérieux en moins toutefois. Il est question, ici, aussi bien de la mélodie (comment la définir ?) que de la manière de ranger ses collections de livres et de disques, de certaine boulangerie de la rue de Ménilmontant que de Citizen Kane, de Greta Garbo que de l’orage des Troyens de Berlioz. Le tout sous l’angle jazzistique.

Il y est aussi question du jazz en soi, bien sûr. Jean-Louis Wiart évoque Lennie Tristano, Keith Jarrett, Charles Mingus, les héros du free, Martial Solal et Bill Evans (en regard de Clara et Robert Schumann…), le tout évoqué avec humour. La conversation avec tous ces musiciens, morts ou vivants, est on ne peut plus vivifiante, à l’inverse du besoin de surveiller et de punir, à la manœuvre un peu partout aujourd’hui.

Le livre de Pierre de Chocqueuse (à qui Jean-Louis Wiart rend hommage, page 124 du sien !**) tenait autant du recueil de chroniques que du journal musical intime. Les Chroniques allumées représentent une somme de digressions fécondes qui pour certaines glissent vers le pamphlet léger, ce qui, en ces temps d’engourdissement de l’esprit et d’appauvrissement des fêtes cervicales, a tout pour nous réjouir.

Pierre de Chocqueuse, De jazz et d’autre, Les Soleils bleus éd., 2023, 242 p., 15 €.
Jean-Louis Wiart, Chroniques allumées (illustrées par Jeanne Puchol), Les Soleils bleus éd., 2023, 186 p. 13 €.

* Le livre de Joseph Conrad dont parle Jean-Louis Wiart, page 66, est Le Nègre de Narcisse (The Nigger of the Narcissus).
** Henri Dutilleux, étonnamment, est l’un de leurs sujets de prédilection communs.

A propos de l'auteur
Christian Wasselin
Christian Wasselin

Né à Marcq-en-Barœul (ville célébrée par Aragon), Christian Wasselin se partage entre la fiction et la musicographie. On lui doit notamment plusieurs livres consacrés à Berlioz (Berlioz, les deux ailes de l’âme, Gallimard ; Berlioz ou le Voyage...

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