Pasolini Musica d’André Roche
Pier Paolo tel qu’en lui-même
C’est inattendu. Pour entrer chez Pasolini, André Roche et sa compagnie l’Atelier d’apparitions nous font passer par la porte musicale. C’est une porte connue et méconnue : le poète-cinéaste d’Accatone et de Théorème aimait l’opéra et la Callas (il a même envisagé de l’épouser !), aimait les chansons populaires et – comme le spectacle l’apprend à ceux qui, comme nous, ne sont pas des spécialistes – écrivait lui-même des chansons. Mais cette piste mène à tout Pasolini, plume brûlante et caméra enfiévrée, bien que, par une sorte de paradoxe et par une volonté de fuir les évidences ou les dangers de l’anthologie, aucun extrait de film ne soit projeté. Il n’y a pas non plus de scènes tirées de ses pièces. Le fils de paysan, le militant, le penseur politique, le poète, l’amoureux de la voix qui passe du parler au chant sont privilégés. Même l’évocation de l’homosexualité, si elle est, bien entendu, un élément essentiel de la biographie ainsi reconstituée, prend peu de temps. Le Pasolini ami du peuple, hérault marxiste du sacré et ennemi de la transformation de la société en système totalement marchand est au cœur de cette association quelque peu cubiste – comme les tableaux où Braque et Pïcasso additionnaient divers objets sur la toile - d’éléments littéraires, journalistiques, historiques, photographiques et phonographiques.
Juste un instant la voix de Pasolini traverse le noir de la scène, puis le théâtre prend le relais, dans un ordre non chronologique - dont on repère quand même l’alpha et l’oméga, l’enfance dans le Frioul et l’assassinat sur une plage d’Ostie en 1975. Un acteur joue Pasolini, parlant et tapant à la machine dans son bureau. Tout s’accélère avec lui et autour de lui. Rythmée par des déclarations en voix off et des questions posées depuis la salle par des journalistes enveloppés d’obscurité (tous joués par André Roche lui-même), la soirée prend souvent des tonalités féminines avec les figures des femmes du peuple, de la mère, de la séductrice et des prostituées. Il n’y a pas de barrière entre l’opéra, la cuisine, la plage, le music-hall, la chambre, le bureau, la rue, le bidonville et les studios de radio et de télévision : on circule dans le charme d’un bric-à-brac rigoureux. C’est le plus souvent joué en français, mais la langue italienne vient jouer son rôle régulièrement, commediante tragediante...
Relancée jusqu’à nos tympans en un jeu subtil de fragments, la parole de Pasolini est d’une force qui stupéfie. Elle avait bien des longueurs d’avance sur la plupart des penseurs qui vont et viennent dans nos médias. A chacun de prendre ou de ne pas prendre. Ce qui nous emporte ici, c’est le savoir et la santé du spectacle. Les chansons de Pasolini sont une belle découverte, les documents d’archives transcrits en français et joués par les comédiens sont souvent méconnus. Bien des traductions sont inédites. Dans le rôle de Pasolini, Miguel-Ange Sarmiento ne ressemble pas vraiment au réalisateur mais il impose une présence nerveuse, concentrée et enjouée impressionnante. Passant de la solitude réflexive au jeu populaire, tantôt cinglant, tantôt dansant, il trouve à la fois l’esprit du cinéma des années 60 et l’attitude involontairement prophétique de l’écrivain mal-aimé. Eva Kovic sait être à la fois la mamma et la beauté de la rue romaine : elle chante brillamment dans les deux langues. Stéphanie Boré est tour à tour la diva et la putain ; elle est en même temps chanteuse lyrique et actrice jonglant malignement avec les diverses images de la femme. Solène Ménard soutient dans un rythme enlevé la complexe structure musicale. Avec une telle squadra, si habilement joueuse et si respectueuse, on entre vraiment par la bonne porte dans le grand édifice que construisait Pier Paolo Pasolini, avant d’être empêché d’aller plus avant, à 53 ans.
Pasolini Musica, conception et mise en scène d’André Roche, textes de Pier Paolo Pasolini, musiques de différents compositeurs et de Dmitri Negrimovski pour les partitions inédites, son d’Emmanuel Six, vidéo d’Eric Minette, costumes d’Agnès Vitour, lumières de François Verron, avec Miguel-Ange Sarmiento, Stéphanie Boré, Eva Kovic, André Roche, Solène Ménard en alternance avec Livia Naas.
Avignon off, Espace Roseau, 10 h 40, tél. : 04 90 25 96 05, jusqu’au 28 juillet. (Durée : 1 h 20).
Photo François Vila.