The Silence de Falk Richter

Seul en scène, Stanislas Nordey incarne la volonté du dramaturge allemand de rompre la loi du silence et de la violence dans la famille et la société.

The Silence de Falk Richter

En italien cela s’appelle l’omertà. Une mafia qui maintient coûte que coûte une chape de silence sur des pratiques ancestrales violentes qui oppriment l’individu, le maintiennent dans un cercle étroit de relations, de comportements et de sentiments normés se perpétuant de génération en génération, dont il ne peut s’échapper. Avec l’acuité qu’on lui connaît, le dramaturge allemand Falk Richter s’affronte dans cette dernière pièce à la permanence de ce type de société. Un texte dense, à la teneur à la fois singulière et universelle, par endroits très émouvant, traduit de façon fluide par Anne Montfort.

Ce retour sur sa propre jeunesse, avec la volonté, précise-t-il, de « ne rien poétiser » débute comme un reportage. Sur les lieux de son enfance, en creusant tous les non-dits qui ont tenté d’étouffer sa singularité d’enfant de l’après-guerre et son avenir de jeune homosexuel en butte à la violence et à la persécution exercées dans la cellule familiale et à l’extérieur. Bref ce qu’on appelle le patriarcat dont il a cru pouvoir se libérer en quittant le domicile familial il y une trentaine d’années après un coming out fracassant. Un patriarcat dont il ressent le retour actuel avec une angoisse croissante.

Si le dispositif scénique est unique, composé d’un jardinet devant une maison pavillonnaire quelconque de l’après-guerre, la pièce est divisée en cinq chapitres, annoncés par des surtitres, qui marquent l’évolution du propos et font intervenir la vidéo. Varie également le type de narration puisqu’on passe de l’enquête sur son propre passé et celui de ses proches à une autofiction qui prend une tournure cosmique et culmine dans un dégagement un peu surprenant sur l’avenir de la planète et l’avènement du cataclysme écologique annoncé. Seul l’interprète, Stanislas Nordey, ne varie pas. Tout au long du spectacle de près de deux heures, sans interruption ni temps mort, le comédien incarne avec une tension inflexible le dramaturge, déambulant sans relâche dans ce jardinet étriqué et extériorisant ses frustrations et ses rages en les faisant siennes.

Première des scansions du spectacle : le retour à la maison natale après la mort du père. Déterminé à percer l’abcès, le fils interroge frontalement sa mère dans un entretien filmé sur leur passé commun et sur leurs traumatismes respectifs dans cette petite ville du Nord de l’Allemagne où, s’est-il persuadé, la persistance des préjugés, de l’intolérance et de la violence machiste est plus forte qu’ailleurs. Un contexte bien particulier où tous les crimes de la deuxième guerre mondiale n’ont pas été purgés. Avec le père dont il a accompagné les dernières instants, cette démarche n’a pu se faire, le vieux malade demandant qu’on lui fiche la paix. La réconciliation n’a donc pas eu lieu.

Inquisition permanente

Avec la mère, le fils conserve encore l’illusion de briser le silence et débute une discussion aigre-douce qui les replonge dans l’enfer de leurs jeunesses respectives. Revient de manière lancinante l’inquisition permanente que les parents exercent sur le fils, le viol de ses journaux intimes qu’il remplissait frénétiquement de ses doléances. Et cela, prétend la mère, dans le but de le « protéger ». De quoi donc ? se récrie le fils. De l’influence d’un jeune homme, compagnon de classe et ami intime, Konstantin, qu’on dit « criminel ». Le mot est lâché, l’homosexualité est donc un crime !

Submergé par ces souvenirs contradictoires et par la remémoration dans le détail d’agressions violemment homophobes dont le jeune Richter a été la victime - y compris de la part de la part de son père -, le moi de l’auteur cherche une issue dans le rêve et l’invention d’une autre jeunesse, autodéterminée. A charge pour Stanislas Nordey d’incarner les différentes facettes de cette échappée par la fiction, ce dont il s’acquitte avec la même conviction.

Cela commence par le constat de l’impossibilité pour l’auteur Richter de transcrire sur le papier le réalisme de cette répression et la nécessité vitale de s’en échapper. Cela passe par la sortie de la maison familiale et l’invention d’un lieu improbable où l’amour de jeunesse, jamais assouvi, pourrait enfin se déployer. Ce lieu, c’est une tente plantée dans le jardin où il pourrait retrouver Konstantin qu’il harcèle et supplie au téléphone de le rejoindre, voulant enfin accomplir ce qui ne l’a jamais été.

Mais, là aussi, l’illusion n’a qu’un temps. Et plus longue est la chute qui conduit au désespoir intégral. Le réel s’impose avec sa cascade de crises sanitaires, écologiques et économiques qui se succèdent et s’accumulent. Et le retour de la guerre en Europe avec des leaders autoritaires qui remettent en causes les libertés individuelles conquises de haute lutte. Le voyage au bout du silence s’achève dans les gouffres toujours béants de la violence sans nom.

« The Silence », de Falk Richter, jusqu’au 6 novembre, à la MC93 Bobigny, www.mc93.com
Texte et mise en scène : Falk Richter. Traduction : Anne Monfort. Avec Stanislas Nordey et, à l‘image, Falk Richter, Doris Waltraud Richter. Dramaturgie : Jens Hillje. Scénographie et costumes : Katrin Hoffmann. Vidéo : Lion Bischof. Musique : Daniel Freitag. Enregistrement violoncelle : Kristina Koropecki. Lumière : Philippe Berthomé.
Photo : Jean-Louis Fernandez

A propos de l'auteur
Noël Tinazzi
Noël Tinazzi

Après des études classiques de lettres (hypokhâgne et khâgne, licence) en ma bonne ville natale de Nancy, j’ai bifurqué vers le journalisme. Non sans avoir pris goût au spectacle vivant au Festival du théâtre universitaire, aux grandes heures de sa...

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