Tachkent de Rémi De Vos par Dan Jemmet au Théâtre Marigny.

Une situation à la Thomas Bernhard ré-haussée d’humour et d’espièglerie.

Tachkent de Rémi De Vos par Dan Jemmet au Théâtre Marigny.

Dan Jemmett crée la dernière pièce savoureuse de Rémi De Vos, Tachkent (éditions Actes Sud, suivie de Comment j’ai écrit la pièce, 2023 ). Ces pièces invitent lecteurs et spectateurs, entre drôlerie et décalage, dans le secret et la solitude de l’auteur de pièces de théâtre - la révélation cynique d’un artiste harcelé.

Un dramaturge célèbre et vieillissant se vautre et s’enferme, à la fin de sa vie, dans une humeur massacrante. Il s’insurge contre les metteurs en scène qui, selon lui, ont au long de sa carrière, galvaudé et trahi ses pièces. Ils ont bafoué en même temps la reconnaissance du génie artistique.
Trois amis de l’auteur - fidèles « aidants » présents - semblent apporter soutien et réconfort. Mais les envies et convoitises des uns et des autres dévoilent leurs bassesses.

Entre joutes verbales, grondements sourds de bêtes blessées, le rythme incisif de la machine théâtrale est lancé. L’auteur dramaturge semble avoir jeté l’éponge - décalé, décati, vieilli, aigri et amer, on ne peut dire plus. Aphasique, mutique, il se refuse à s’exprimer, si ce n’est par de rares saccades expressives. Il ne vit qu’à travers sa colère - hargne et ressentiment - contre les metteurs en scène qui ont tyrannisé son oeuvre, l’ont mal comprise, l’ont malmenée par suffisance.

D’un côté, le bougon - admirable Hervé Pierre à son aise comme l’acteur dans ses mots choisis, dont l’expression naturelle - la parole répétitive et ressassante - rappelle les litanies obsessionnelles et magistrales des faiseurs de théâtre bernhardiens, si ce n’est que le comique du personnage est à la fois, manifeste et implicite, de même le sourire aux lèvres de ses acolytes, le mauvais coucheur s’adonne donc à des vociférations intermittentes qui brisent le silence pesant. 

De l’autre, sa maîtresse depuis deux ans, loufoque ex-toiletteuse pour chiens qui a quitté son métier pour se consacrer à l’auteur défaillant, donne l’impression d’être bien pressée de l’épouser pour bénéficier d’abord de ses droits d’auteur, à sa disparition. La tonique Valérie Crouzet joue à merveille les jeunes femmes désinvoltes et décomplexées, prêtes à redonner vie aux moribonds.

Elle convoque un acteur admiratif du maître qui a joué dans une de ses pièces, il y a vingt ans, et se sent toujours redevable de cette aventure passée - l’interprétation d’un rôle dans l’oeuvre sacrée. Grégoire Oestermann est facétieux, et s’amuse, entre prudence et délicatesse, afin que les souvenirs communs entre le comédien et l’auteur éveillent enfin celui-ci à lui-même et à la vie.

La maîtresse de l’auteur, aussi intéressée soit-elle, consent à ce que l’ex-épouse de l’amant, vienne le visiter pour l’aider à se retrouver et à rebondir. La rivale, qui a été mariée avec lui près de vingt ans, n’est autre que Clotilde Mollet, malicieuse et actrice célèbre toujours aimante.

De ces apparitions - les figures ré-inventées peut-être de deux infirmières et d’un médecin à l’hôpital - surgit un quatuor jubilatoire, rythmé et chorégraphié, des marionnettes vivantes ludiques, nées de l’imaginaire et de la mémoire du patient - invention, fiction et transfiguration.

Le théâtre de l’absurde, un peu beckettien s’immisce dans l’écriture ouvragée de Rémi De Vos dont les non-dits égaient la scène lumineuse et les quatre interprètes intenses, justes et incisifs. Attente existentielle et réponses partielles, fragmentées, qui se réunissent en un puzzle savant.

Dan Jemmet évoque “l’éviscération méchamment drôle de l’artiste et de son processus créatif ”. Et le metteur en scène qu’on ne voit pas, manipule son monde sur le plateau, tire les ficelles, ajoute du mystère et du suspens aux situations, quand sur une chaise vide apparaît l’auteur invisible - celui-ci s’est levé, souriant, et protège celle-là ou celui-là plus loin. On ne sait si l’auteur est ici ou là, s’il est l’incarnation d’un rêve ou du désir des autres qui lui parlent.

Une mise en abyme à n’en plus finir entre le théâtre et la vie - vertige et tournis scénique, avec des retours de chansons de crooners des anciens aux récents - un air de Bing Crosby, Unforgettable par Nat King Cole, Blue Bayou par Roy Orbison, romances et voix de velours, des Love Ballads of the Sixties. Un retour dans un passé déjà lointain qui parle de toutes les jeunesses.

Belle réflexion sur la place de l’auteur dans le théâtre, sur celle d’un être amoindri dans le monde.

Tachkent, de Rémi De Vos, mise en scène Dan Jemmett, avec Hervé Pierre, Clotilde Mollet, Valérie Crouzet et Grégoire Oestermann Assistante à la mise en scène, Noémie Pierre, décors Dick Bird, costumes Sylvie Martin-Hyszka, lumières Arnaud Jung. Du 12 septembre au 5 novembre 2023, du mardi au samedi 21h, dimanche 15h, au Théâtre Marigny Carré Marigny 75008 - Paris. Tél : 01 86 47 72 77 theatremarigny.fr
Crédit photo : Paul Bourdrel.

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Véronique Hotte

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