Le Voyage dans l’Est de Christine Angot créé par Stanislas Nordey au Théâtre National de Strasbourg.

En finir avec l’inceste et les abus sexuels d’un ordre patriarcal.

Le Voyage dans l'Est de Christine Angot créé par Stanislas Nordey au Théâtre National de Strasbourg.

Avec Le Voyage dans l’Est, Christine Angot fait retour sur l’inceste subi - délit familial tu et passé à la trappe du silence, et dont nos temps oeuvrent enfin au dévoilement, à l’élucidation, à la dénonciation, pour le condamner une fois pour toutes, tabou « psychique » et « anthropologique », scélératesse d’adulte éprouvée intimement par un/une plus jeune - triste fait divers récurrent.

L’écriture à la belle oralité, dépliée dans son apparente simplicité, déroulée avec précaution et tact, selon des allers-retours sinueux entre époques - enchevêtrement temporel et tuilage existentiel serré -, explore une épreuve des plus misérables, à travers l’identité bafouée de la victime par ce qui n’aurait jamais dû advenir, une conscience de soi malmenée et niée par l’Autre. Or, l’éveil se réalisera, après le défi de se souvenir des jeunes années, de leur fraîcheur piétinée par l’abuseur.

« Voir » au plus près ce qui s’est passé et a été subi en dépit de soi, sous l’emprise de celui qui soumet l’adolescente à l’inceste. Cette fille arpenteuse refait le chemin inverse, « revoit » de front - vertige et vérité -, revient sur les faits, actes, mots et points de vue, pour les mettre à distance, autant que faire se peut - geste rétrospectif de grande tension dont la résonance est souveraine.

Stanislas Nordey, acteur et metteur en scène, dirige le Théâtre National de Strasbourg de 2014 à 2023. Il crée durant ces années des textes de Christophe Pellet, Claudine Galea, Marie NDiaye et Leonora Miano... Ici, le metteur en scène privilégie la « précision clinique et l’intransigeance critique de la langue de Christine Angot » dont la quête universelle met à mal une réalité et un champ de bataille désertés par le sens commun, la raison, le respect de l’autre et de l’enfance.

L’inceste, viol par ascendant, est l’interdit fondamental et universel dans le monde entier, depuis la nuit des temps dans toutes les sociétés, scande l’autrice à l’ami ex-époux : « Il faut aller chercher les pharaons, mille trois cents ans avant J.-C., pour trouver des exceptions, qui sont censées, en plus être justifiées, par leur statut quasi divin. Et aujourd’hui, en France, c’est un crime. »

Abuser de sa fille reconnue sur le tard, de toute personne quelle qu’elle soit, c’est la contraindre à des relations physiques qu’elle n’est pas en situation de pouvoir refuser, et par euphémisme, cet acte revient à violer, à avoir des relations imposées non consenties avec une proie saisie et niée : « Alexandre VI était accusé d’abuser de sa propre fille Lucrèce. » (Voltaire, Essai sur les moeurs.)

L’autrice, narratrice et personnage va à la rencontre d’elle-même - corps et esprit enfin réunis -, elle articule le tuilage chronologique des paroles, révélant peu à peu un éveil à soi - émancipation. Sur la scène, elles sont trois Christine : l’une entre 13 et 25 ans incarnée par l’ingénuité de Carla Audebaud, l’autre entre 25 et 45 ans, lumineuse, par Charline Grand, et celle d’aujourd’hui, médiatrice lucide et marionnettiste responsable, par Cécile Brune, tisseuse de lien. Elles sont majestueuses et sereines dans la volonté d’élucider cette in-tranquillité - corps intuitifs dont les mouvements spontanés apparaissent d’emblée, les voix claires contrôlées.

Ces femmes éclairées racontent leur imprudence et naïveté : souhaiter revoir « normalement » ce père : prétention vaine et déception du sentiment de « s’être fait avoir » encore. Le père refuse de reconnaître sa fille comme sa fille, même s’il a signé à la mairie un papier de reconnaissance.

« Pour les autres. Que je méprise. Je les méprise en douce. Je fais tout en douce. Je me fais plaisir en douce…. » Telle est l’attitude paternelle vue par la fille qui note ce « pouvoir ultime du patriarcat », pouvoir usurpé - faire ce que bon lui semble, ne pas reconnaître la réalité, imposer des vues privées dans son cercle et face à tous ceux qui s’inclinent devant le rapport d’autorité.

Pierre-François Garel est le Père, distant, juste, vu souvent de biais, insaisissable. Claude Duparfait est le compagnon proche et mari séparé qui comprend tout, sensible, mais n’ose pas intervenir, pas plus que la mère, la belle-mère, les demi-frère et la demi-soeur. Julie Moreau, solaire, joue la Mère et autres figures, tandis que Moanda Daddy Kamono joue Charly, l’amant.

S’engager à briser le silence pour faire voler en éclats les contraintes tues et imposées par plus fort que soi, et vaincre l’abus, le viol, toute violence : ce beau et grave Voyage dans l’Est est une réussite scénique, un défi lancé avec grâce, et d’une écriture active qui ne s’en laisse plus conter.

Le Voyage dans l’Est, texte de Christine Angot, mise en scène de Stanislas Nordey, collaboration artistique Claire-Ingrid Cottenceau, avec Clara Audebaud, Cécile Brune, Claude Duparfait, Pierre-François Garel, Charlie Grand, Moanda Daddy Kamono, Julie Moreau, en alternance les 6 et 7 décembre avec Claire-Ingrid Cottenceau. Scénographie Emmanuel Clolus, costumes Anaïs Romand, lumières Stéphanie Daniel, cadre Félicien Cottenceau, musique Olivier Mellano, piano enregistré Barbara Dang. Du mardi 28 novembre au vendredi 8 décembre 2023, tous les jours à 19h, sauf samedi 2 à 18h, relâche le dimanche 3, au TNS Théâtre National de Strasbourg 1, avenue de la Marseillaise 67000- Strasbourg. Tél : 03 88 24 88 24 | tns.fr | #tns2324. Du 1er au 15 mars 2024, Théâtre Nanterre-Amandiers, Centre dramatique national.
Crédit photo : Jean-Louis Fernand

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Véronique Hotte

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