Grand comme une symphonie

À la tête de l’Orchestre de chambre de Paris, Thomas Hengelbrock nous fait entendre les couleurs inquiétantes imaginées par Schubert et quelques autres.

Grand comme une symphonie

THOMAS HENGELBROCK EST UN CHEF comme il y en a peu. Le voici, à la manière d’un François-Xavier Roth, qui forme son propre ensemble (le Balthasar Neumann Choir et le Balthasar Neumann Ensemble), avec lequel il embrasse tous les répertoires, de la Renaissance à aujourd’hui. Mais le voici aujourd’hui invité par l’Orchestre de chambre de Paris pour diriger un programme où sont réunis trois compositeurs parmi les plus inspirés de ce qu’on appelle le premier romantisme allemand – le mot allemand désignant bien sûr une sensibilité, une culture, et non pas une nationalité. Car nous sommes ici au plus tard en 1850, année de la composition du Concerto pour violoncelle de Schumann. Année où les hallucinations du compositeur prennent des proportions tragiques : « Son état aboutit à une véritable crise de nerfs, écrit son épouse Clara, il criait de douleur, et les deux médecins qui, par bonheur, étaient venus tout de suite, pouvaient à peine le tenir. Je n’oublierai jamais son regard, je souffrais avec lui les plus cruels tourments. (…) Les médecins le mirent au lit, et quelques heures passèrent ainsi, puis il se leva de nouveau et corrigea son Concerto pour violoncelle ; il espérait, par là, être délivré de l’incessant bruit des voix. »

Ce Concerto pour violoncelle n’a rien à voir avec l’ardeur frémissante du Concerto pour piano du même Schumann. Les trois mouvements s’enchaînent, dans l’urgence de retrouver une impossible unité. L’œuvre, d’une conception étrange, ne fait aucune concession à la virtuosité. Tout y est beau mais rien n’y brille, le soliste chante avec un chagrin obstiné devant un orchestre aux couleurs sombres. C’est précisément le sentiment qu’on éprouve à l’écoute de la prestation de Jean-Guihen Queyras, riche d’un son à la fois rustique et charnu, comme si le concerto naissait là, pour nous, sous nos yeux et nos oreilles. L’orchestre n’est jamais martial, il répond au soliste en soulignant l’étrangeté de tel motif confié aux altos, de tels pizzicatos inattendus dans le finale.

Il est vrai que dès l’Ouverture de Ruy Blas de Mendelssohn, qui ouvrait le concert, la couleur était donnée : plénitude des attaques des cuivres, véhémence des cordes, nervosité de l’ensemble.

Cors en coulisse, hautbois pimpant

Avec la Neuvième Symphonie de Schubert (numérotation coutumière, sachant que Schubert a commencé une quinzaine de symphonies et n’en a achevé que huit… dont la célèbre « Inachevée », tout à fait accomplie dans la plénitude de ses seuls deux mouvements), celle qu’on appelle « La Grande », l’Orchestre de chambre aborde une partition d’une tout autre ampleur. Thomas Hengelbrock la dirige par cœur, sans estrade (il est à la hauteur des musiciens), en se contentant parfois de quelques gestes furtifs, qui suffisent pour que la musique prenne son essor. Manifestement, un travail considérable a été effectué lors des répétitions pour aboutir à de telles nuances dynamiques, à de tels crescendos, à une telle douceur des cordes, qui par moments murmurent.

Le premier mouvement, avec son introduction confiée à des cors installés en coulisse (comme nous l’a appris Weber, le cor est l’instrument du lointain, de la forêt) et des trombones qui se lèvent un peu trop spectaculairement à la fin, peut paraître maniéré. Mais tout change avec un pimpant et chantant hautbois dans le deuxième mouvement où, après une dissonance cruelle suivie d’un silence béant, Hengelbrock semble réunir les fragments éparpillés de la musique dans un passage d’une merveilleuse étrangeté. La montée sonore de la fin du troisième mouvement n’est pas moins saisissante, après un passage central d’une grisante plénitude, ni l’allant du finale, splendide d’éloquence et enchaîné, dans un seul et même élan, au scherzo précédent. La relative affectation du premier mouvement n’est plus qu’un souvenir : l’orchestre et le chef se sont trouvés, la musique respire (même si toutes les reprises ne sont pas au rendez-vous), rarement Schubert a paru à ce point le musicien des couleurs.

Illustration : Thomas Hengelbrock par Gunter Glücklich

Mendelssohn : Ruy Blas, ouverture ; Schumann : Concerto pour violoncelle et orchestre ; Schubert : Symphonie n° 9 « La Grande ». Jean-Guihen Queyras, violoncelle ; Orchestre de chambre de Paris, dir. Thomas Hengelbrock. Théâtre des Champs-Élysées, 19 septembre 2023.

A propos de l'auteur
Christian Wasselin
Christian Wasselin

Né à Marcq-en-Barœul (ville célébrée par Aragon), Christian Wasselin se partage entre la fiction et la musicographie. On lui doit notamment plusieurs livres consacrés à Berlioz (Berlioz, les deux ailes de l’âme, Gallimard ; Berlioz ou le Voyage...

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