In memoriam Aldo Ciccolini

Le pianiste italien vient de nous quitter après soixante ans d’une carrière exemplaire. Maintenant qu’il est entré dans l’Histoire de l’interprétation, nous reproduisons un entretien qu’il nous avait accordé il y a quelques années.

In memoriam Aldo Ciccolini

Aldo Ciccolini, quand on voit le jour en Italie, n’est-on pas fatalement destiné à devenir chanteur ?
— C’est un cliché, et il est tenace ! Je dirais plutôt qu’un Italien est aujourd’hui plutôt destiné à devenir joueur de football, car les chanteurs là-bas sont en pleine décadence.

Qui a décidé que vous seriez pianiste ?
— J’ai commencé à étudier le piano très tôt, car mes parents m’en ont donné la possibilité, mais jusqu’à mon prix de conservatoire, à Naples, j’ignorais que je serais pianiste, même si je désirais l’être. C’est ma victoire au Concours Long-Thibaud, en 1949, qui m’a permis de commencer une carrière. Mais ne croyez pas que j’ai été une bête à concours. J’ai participé à un seul concours de toute ma vie, e basta ! Si je n’avais pas obtenu la victoire, je n’aurais pas recommencé la fois suivante. J’aurais attendu une autre occasion. On peut très bien faire une carrière sans passer par la voie des concours internationaux ; simplement, on met dix ans de plus.

Avez-vous été un enfant prodige ?
— J’ai joué pour la première fois à l’âge de huit ans dans une saison régulière (il y avait un cachet à la clef !), j’ai recommencé l’expérience l’année suivante, puis j’ai demandé à mon père d’en rester là. Mon professeur, qui était à cette époque une très vieille dame, me poussait à continuer, mais je voulais attendre d’avoir vingt ans. Je me souviens qu’il y avait pourtant une musicalité, une sorte d’émotion dans mon jeu. J’avais des grandes mains pour mon âge, qui me permettaient d’aborder un répertoire relativement difficile : la Sonate opus 31 n° 3 de Beethoven par exemple, dont le menuet me bouleversait.

Quels étaient vos modèles, vos dieux.
— J’écoutais avec passion Backhaus, Gieseking, Schnabel. J’ai même entendu Rachmaninov ! C’était un homme étrange, qui ne souriait jamais. Le soir où je l’ai entendu, au Teatro San Carlo de Naples, il a joué une Sonate funèbre de Chopin à vous laisser bouche bée, paralysé. L’œuvre terminée, il est reparti dans le silence le plus total : le public était médusé. Et la salle s’est écroulée en bravos deux minutes plus tard.

Votre biographie indique que vous avez hérité des enseignements de Liszt et de Busoni...
— Oui, mais n’y voyez pas une filiation directe ! J’ai travaillé avec Paolo Denza qui, lui, avait été l’élève de Busoni. J’ai également travaillé pendant trois ans le violon comme matière complémentaire de mes études de composition. Et j’ai aussi étudié l’orgue et le clavecin pendant trois ans, et la harpe pendant un an. J’aurais peut-être aimé pratiquer la direction d’orchestre, si j’avais pu ne diriger que des opéras, mais je n’avais pas grand chose à dire, même à dix-sept ans. Tout cela était bien laborieux. De même pour la composition : je suis né à une très mauvaise époque. Tous les jeunes compositeurs de ma génération ont subi la maladie Wagner-Debussy. Nous étions vieux musicalement dans un monde trop jeune.

Revenons au piano. On prétend qu’il existe différentes écoles pianistiques : l’école russe, l’école hongroise, etc. Croyez-vous qu’il existe aussi une école italienne ?
— Bien sûr ! De même que la France a longtemps été la patrie du « beau piano », de même l’Italie a été celle du « jeu perlé », très percutant. Mais toutes ces écoles sont en train de disparaître. Le piano s’internationalise, et c’est un grand bien car les pianistes avaient souvent des tics insupportables. Le seul risque est que nous soyons privés de fortes personnalités. Pour préciser ce qu’était le piano en Italie il y a quelques dizaines d’années, je dois ajouter qu’on y travaillait avant tout les grands classiques : Haydn, Mozart, Beethoven, mais aussi Bach. Pour se présenter à l’examen de huitième année, qui donnait l’autorisation d’enseigner, il fallait connaître par cœur Le Clavecin bien tempéré, qu’on jouait évidemment au piano. En revanche, on étudiait peu les romantiques, Chopin par exemple. L’Italie a toujours accueilli volontiers des artistes allemands, bien plus que des Français. Alfred Cortot est le seul pianiste français qui soit venu jouer régulièrement en Italie. Yvonne Lefébure et Vlado Perlemuter ne s’y sont pratiquement jamais rendus. Quant à Marguerite Long, elle a dû venir jouer une fois au San Carlo, sous la direction de Pierre Monteux... mais c’était sur ma demande !

Avez-vous souhaité rapidement vous constituer un répertoire original.
— Non, je voulais tout jouer ! J’ai d’abord beaucoup pratiqué Rachmaninov. Puis il m’a fatigué : ça pleurniche beaucoup, vous savez ! Il y a eu, et il y a encore, Beethoven, Schubert, Schumann, qui sont les amours de toute ma vie. Et puis très tard, vers l’âge de quarante ans, m’est venue la compréhension de l’univers de Chopin. J’avais longtemps nourri un sentiment hostile à son égard. Peut-être me défendais-je, sans m’en rendre compte, contre une émotion très vive, très particulière, une émotion qui peut vous laisser meurtri. En même temps, j’ai peu à peu renoncé à Bach, que je ne joue plus aujourd’hui. Je n’aime pas la couleur du piano, trop ouverte, trop directe, dans la musique de Bach. Le piano semble lui manquer de respect. Bach, selon moi, devrait être écouté d’une manière plus distante, plus éloignée.

Et après Chopin ?
— Après Chopin, j’ai beaucoup joué Satie, et plus tard j’ai eu la révélation d’Alkan. Quand le directeur de l’Opéra de Turin m’a demandé, le premier, de jouer la Symphonie d’Alkan, cette musique m’a tout à coup fait réfléchir. Pourquoi Alkan est-il si méconnu ? Certes, il s’est retiré très vite de la vie publique, il a effectué à l’âge de soixante ans un retour sur les planches, et puis, à la différence de Liszt ou Chopin, il ne jouait pas ses propres œuvres. Mais il y a quelque chose d’étonnant dans la forme, chez Alkan, qui en fait une manière de Beethoven français. Le contenu, lui, est étrange, haché, avec des moments de génie. Je crois qu’Alkan retrouvera sa place.

Il est banal de dire que Bellini est le Chopin italien, et Chopin le Bellini polonais (ou français !). Quel rapport entretenez-vous avec la voix ?
— J’ai étudié le chant pendant deux ans, mais uniquement pour apprendre à respirer. Le souffle est essentiel pour les pianistes, qui ont le même système de respiration que les chanteurs avec le quart de souffle, le demi-souffle, le souffle entier, etc. J’ai l’habitude de fixer à l’avance, très précisément, les endroits où je vais respirer. Ma poitrine, mon diaphragme surtout, doivent respirer, tout à fait comme ceux d’un chanteur. Quand un enfant pianiste est énervé alors qu’il joue bien, c’est qu’il respire mal. Quelques exercices respiratoires ou la pratique du yoga, peuvent le libérer de cette angoisse. Autre parenté : si la voix peut incarner le legato absolu, le piano permet, lui, de suggérer ce legato.

Aimez-vous accompagner les chanteurs ?
— Oui, beaucoup. J’ai été chargé de la classe d’accompagnement d’art lyrique à Naples, puis je suis devenu maître de chant au Teatro San Carlo. Celle qui m’a incontestablement le plus appris dans ce domaine, c’est Elisabeth Schwarzkopf. Elle a une telle conception du chant, de la voix, de la musique, du texte, de l’instrument, qu’elle devrait diriger une académie musicale où toutes les disciplines seraient pratiquées, y compris la direction d’orchestre ! Notre première rencontre a eu lieu en 1970, lors du Festival de Nohant. Dès la première répétition, elle a voulu que le piano soit ouvert, sans craindre un instant que l’instrument couvre sa voix. Certes, elle possédait une puissance vocale suffisante, et d’autre part elle avait une totale confiance en moi. Mais avant toute chose, elle avait besoin d’entendre le piano. C’est elle aussi qui m’a ouvert les yeux sur une nouvelle philosophie de la musique, conçue non pas en soi mais comme faisant partie d’un tout. La musique devient alors une manière de vivre, d’être, de penser, et, pourquoi pas, de concevoir un certain mysticisme. Elisabeth Schwarzkopf ne parlait pas de la musique comme d’une religion, mais elle en faisait une religion. Ce fut là comme une seconde naissance, une initiation.

Vous avez accompagné Elisabeth Schwarzkopf dans des lieder de Schubert, de Schumann...
— ... Et surtout d’Hugo Wolf. Wolf a écrit essentiellement pour la voix, très peu pour l’orchestre. Mais, singulièrement, le chant et le piano ne sont pas fondus dans ses lieder : ils se répondent au contraire, comme dans un système d’étoiles doubles. Le piano tourne autour de la voix comme une étoile autour d’une autre. On est en présence d’un écho permanent, de deux miroirs.

Avez-vous éprouvé le même sentiment avec un instrumentiste à l’occasion d’un concert de musique de chambre ?
— J’aurais bien aimé ! J’ai joué occasionnellement, et pour le disque, avec des artistes comme Paul Tortelier, Henryk Szering ou Jean-Pierre Wallez. Mais je ne crois pas à la rencontre fortuite entre deux instrumentistes. Un long travail en commun est nécessaire pour aboutir à une osmose totale. Les plus beaux moments de musique de chambre que j’ai vécus, je les dois à Jacques Thibaud, quand Cortot a refusé de reformer un duo avec lui. J’ai joué à deux ou trois reprises avec Thibaud. Quand nous étions sur scène, j’avais l’impression de tenir le violon. Mais je ne sais pas si lui avait l’impression de jouer du piano !

Les salles peuvent être aussi les vecteurs de cette communion...
— La salle idéale est celle où on se sent vraiment seul. Pour moi, c’est d’abord et avant tout la Scala de Milan, où il y a plus une atmosphère unique qu’une atmosphère exceptionnelle. A la Scala, on est éclairé violemment, et on se concentre uniquement sur ce qu’on fait. Le public n’est plus qu’une notion, une entité. Attention aussi aux salles où on s’entend bien : c’est le signe que le public, lui, entend moins bien. Je dois à Vladimir Horowitz de m’avoir appris à me situer sur une scène. Horowitz se mettait toujours sur un côté, de manière que les vibrations partent très vite et se mettent à tourner, alors qu’il leur faut un certain temps pour circuler si elles partent du centre. Aussi, quand c’est possible, j’installe le piano tout à fait sur le côté de la scène, afin de profiter des murs.

Avez-vous un type d’instrument favori ?
— Je suis très infidèle. Je ne suis pas attaché à un instrument en particulier. Une seule fois, aux États-Unis, j’ai eu trois fois de suite le même instrument : à la fin, je croyais devenir fou ! Le changement est nécessaire, car on change toujours les détails d’une interprétation. La manière dont on aborde une œuvre doit évoluer et vieillir avec nous, en fonction également du lieu, du public, de l’éclairage, de la pression atmosphérique... Il n’existe pas d’interprétation définitive ni de référence. C’est ce qui m’a poussé à réenregistrer, à vingt ans de distance, les Harmonies poétiques et religieuses de Liszt. C’est la raison pour laquelle également je ne suis pas amoureux du disque en tant qu’institution. Le disque est utile à la diffusion de la musique, mais il ne doit pas être prétexte à comparaisons. La musique n’est pas un sport.

photo dr

A écouter d’urgence : les Harmonies poétiques et religieuses et les Années de pèlerinage de Liszt par Ciccolini (Emi).

Aldo Ciccolini joue la Polonaise-fantaisie de Chopin

A propos de l'auteur
Christian Wasselin
Christian Wasselin

Né à Marcq-en-Barœul (ville célébrée par Aragon), Christian Wasselin se partage entre la fiction et la musicographie. On lui doit notamment plusieurs livres consacrés à Berlioz (Berlioz, les deux ailes de l’âme, Gallimard ; Berlioz ou le Voyage...

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