Heimweh - Mal du pays

L’essence des sens du nonsense

Heimweh - Mal du pays

Voici un théâtre qui semble plutôt familier chez les Anglais et chez les Belges. Rien à voir avec l’absurde kafkaïen ou beckettien, rien à voir non plus avec le burlesque débridé d’un comique qui ne craint pas le déraisonnable.

C’est une sorte de cocktail nonsensique qui se déroule à travers des situations soudain décalées par rapport avec la logique ordinaire de la vie de gens insérés dans les normes sociétales rigides d’une existence banale. Leur conduite s’écarte résolument de ce qu’on attend d’eux et qui, néanmoins, semble pour eux évidente.

Le quatuor de comédiens est exceptionnel. Ils incarnent, physiquement, des protagonistes en positions d’exception. Ils surjouent ou sous-jouent selon les moments. Leur présence corporelle s’impose à l’espace. Leur complicité est épatante de naturel alors même qu’il s’agit pour chacun d’être autre que prévisible. Leur voix se plie à l’inverse de ce qu’on suppose. Bref, Donatienne Amann, Karim Daher, Alain Ghiringhelli et Orell Pernot-Borràs se donnent à voix et corps joie.

Les actions accomplies sont simples. Regarder et décrire un paysage. Lire une lettre reçue. Se promener. Entrer dans un lieu et y découvrir une architecture monumentale. Décliner son identité. Parler de sa profession et de soi. Prendre des notes pour se souvenir ou rédiger un texte sociologique. Chanter une vieille chanson populaire… Mais se glissent çà et là des indices inusités qui jettent la pagaille dans les conventions.

L’étrange n’est donc pas étranger à l’atmosphère de la pièce. Une mélodie longuement fredonnée hors champ crée un climat dès le prologue ; elle s’avère sortir du décor d’un tableau inspiré par Chirico. L’inconnu qui débarque décrit minutieusement le paysage qu’il découvre ; soudain il redevient le comédien parlant au public présent avant de reprendre son rôle. La visite d’un lieu manifestement patrimonial est touristique ; un objet muséal y change brusquement de fonction. Ces décalages insolites installent un malaise.

Tous ces détails deviennent cependant amusants, drôles car farcis comme des gags. On rit donc. Et lorsque les mécanismes de la communication se déglinguent, le comique s’installe, déferle, secoue. Les personnages rassemblés se révèlent maladroits, vulnérables, perdus. Des rituels administratifs sombrent dans le ridicule.

Les règles plus ou moins tacites du vivre ensemble volent en éclats (de rire). Les citoyens s’incarnent en pitres inénarrables autant qu’en de délicats choristes dont la chanson, « Fanfare du printemps » de l’abbé Bovet, prend l’allure d’une rengaine affolante, proche des airs entêtants des couplets de farandoles.

Le titre de la pièce, emprunté à une toile de Magritte, est en fait une indication potentielle. Sa polysémie permet d’y trouver une double piste d’interprétation. D’une part, le regret de sa terre natale lorsqu’on se trouve à l’étranger loin des siens parce que là on ressent une insatisfaction de ce qu’on y fait ou voit. D’autre part, la perception objective de ce qui, à l’intérieur d’une nation, ronge peu à peu son fonctionnement. Entre les deux, le spectateur choisira. Il pourrait éventuellement, comme le suggère la troupe, y déceler un portrait caricaturé de la Suisse.

Qu’il se laisse porter, et il goûtera le plaisir suscité par une réalité soigneusement déjantée puisque, par exemple, des indices du début se retrouvent à la fin : l’étranger qui craignait de saigner du nez saigne vraiment ; la mélodie initiale est celle du final. Le nonsense a gagné. Il laisse cependant, lorsque le noir se fait sur une fin inattendue, de nouvelles questions se poser. Inquiétantes…

Durée : 1h30
Dès 14 ans
En tournée :
10>13.10.2023 Théâtre de l’Élysée (Lyon)
18>20.10 Théâtre de L’Ancre (Charleroi [Be])
16>18.11 Théâtre Garonne (Toulouse) Festival Supernova
28>30.11 Théâtre de la Tête Noire (Saran) en co-accueil Scène nationale
(Orléans)

Mise en scène : Gabriel Sparti
Jeu : Donatienne Amann, Karim Daher, Alain Ghiringhelli, Orell Pernot-Borràs
Ecriture collective : Gabriel Sparti, Yann-Guewenn Basset, Donatienne Amann, Karim Daher, Alain Ghiringhelli, Orell Pernot-Borràs
Création lumière, son : Nora Boulanger-Hirsch
Scénographie : Mathilde Cordier
Costumes : Solène Valentin
Dramaturgie : Yann-Guewen Basset
Regard dramaturgique : Léa Romoli
Répétiteur chants : Émile Schaffner, Yann Hunziker
Construction de décor : Olivier Waterkeyn
Collaboration artistique : Arthur Aurick
Production déléguée : Les Halles de Schaerbeek
Coproduction : L’ANCRE (Charleroi), Le Manège (Maubeuge), Le Vent des Signes
Soutien : E.S.A.C.T. Conservatoire royal de Liège, Théâtre de l’Elysée, Association Enscène (Lyon), Théâtre de L’Oriental, Théâtre des 13 vents (Montpellier), Théâtre Sorano
Photo, teaser © Gabriel Murisier

Compléter : Patrick Roegiers, « Le mal du pays. Autobiographie de la Belgique », Paris, Seuil, 2003, 512 p.

A propos de l'auteur
Michel Voiturier
Michel Voiturier

Converti au théâtre à l’âge de 10 ans en découvrant des marionnettes patoisantes. Journaliste chroniqueur culturel (théâtre – expos – livres) au quotidien « Le Courrier de l’Escaut » (1967-2011). Critique sur le site « Rue du Théâtre » (2006-2021)....

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