Festival de Bayreuth 2023 (1)

Nathalie Stutzmann triomphe en dirigeant la reprise de "Tannhäuser" dans la mise en scène punk de Tobias Kratzer.

Festival de Bayreuth 2023 (1)

On l’avoue, on était très curieux de voir le Tannhäuser que l’on n’avait pas pu voir, monté à grand bruit et force scandale en 2019 par le metteur en scène Tobias Kratzer. Car, si sur la « Colline verte » où se tient chaque été le festival, les surtitres sont toujours bannis pour ne pas troubler l’écoute d’un spectacle que Wagner voulait total, en revanche, les innovations scéniques y sont largement accueillies. Au risque de dégoûter les puristes gardiens du temple wagnérien. Particulièrement depuis la prise de direction en 2015 de Katharina Wagner. Comme ses concurrents de Salzbourg et d’Aix, l’arrière petite-fille du compositeur, elle-même metteuse en scène, tient à cœur de marquer son époque avec des spectacles novateurs et des choix artistiques qui font le buzz. Mais les scandales ont toujours été la loi à Bayreuth et telle production conspuée à sa création y fait ensuite référence, comme celle de Chéreau pour le Ring du centenaire en 1976, pour ne parler que de celle-là.

À vrai dire, la première nouveauté qui nous attendait sur place était très prosaïque : l’augmentation de 100 % du prix du parking attenant au Festspielhaus, quasiment obligatoire (sauf pour les bons marcheurs) tout en restant raisonnable à 10 euros. Sans suivre cette courbe vertigineuse, le prix des places a lui aussi subi une hausse qui le rapproche de ceux, stratosphériques, atteints à Salzbourg. Ajoutez à cela quelques dysfonctionnements informatiques qui ont retardé la mise en vente des places et les séquelles du covid qui là comme ailleurs a frappé, et le festival, autrefois perçu comme inaccessible pour les impétrants (avec une dizaine d’années sur la liste d’attente), est devenu envisageable presque jusqu’au dernier moment. Du moins pour ceux qui en ont les moyens (considérables si l’on prend en compte le voyage et le logement sur place, rare et cher).

Tannhäuser, une relative rareté à Bayreuth

Revenons à Tobias Kratzer, peu connu du public français (il a œuvré à Lyon et à Aix), précédé d’une réputation à la fois flatteuse et sulfureuse qu’il ne dément pas dans cette production. Mais avant d’entrer dans le détail critique, une précision s’impose : Tannhäuser est moins souvent repris à Bayreuth que les neuf autres opéras de Wagner qui font en alternance le programme chaque été depuis l’ouverture du Festspielhaus en 1876 (dont les quatre du Ring pour lequel ce théâtre, à l’acoustique et à la visibilité partout proches de la perfection, a été construit). Ce n’est que la neuvième mise en scène de l’œuvre, ce qui est relativement peu par rapport aux autres, repris ensuite pendant cinq saisons d’affilée, environ quatre fois par festival. Il faut dire que pour Tannhäuser le défi est de taille : il s’agit d’évoquer en trois actes trois univers incroyablement différents. Lieux imaginaires et mythiques (le Venusberg) alternent avec d’autres bien réels et historiques (le château de la Wartburg, où se tient la joute courtoise des Minnesänger, troubadours allemands).

Précédée d’une ouverture majestueuse et bien connue, l’œuvre s’ouvre au Venusberg où l’un des Minnesänger, Tannhäuser, a délaissé son amour de jeunesse, Elisabeth, la chaste nièce du Margrave. Il s’ébat dans les bras de la déesse de l’amour ; ébats dont il finit pourtant par se laisser, écœuré. Puis on passe au château de la Wartburg où les Minnesänger concourent sur le thème de l’amour. Tannhäuser y retrouve Elisabeth avant de prendre le chemin de Rome pour y chercher le pardon du Pape. L’œuvre se clôt dans la vallée de la Wartburg où Elisabeth guette le retour des pèlerins. Elle offre sa vie pour que la rédemption soit accordée au chanteur infidèle. Elle sera exaucée au-delà de ses espérances : ils vivront éternellement unis dans la mort.

Liberté sans entraves

Wagner voyait dans cet opéra sans cesse remis sur le métier l’aboutissement de ses recherches esthétiques, morales et politiques. Tobias Kratzer a choisi la version de Dresde (1845), écrite et composée par le musicien de trente-deux ans, dans sa période révolutionnaire. Cette version est plus radicale que celle généralement donnée, dite de Paris, créée en 1861 par un Wagner exilé politique, avec entre autres une Bacchanale très codée pour complaire au public français (sans plus de succès). Dieu merci, point de danse ici, mais le spectacle est tout entier une bacchanale, où le metteur en scène exécute le programme libertaire du compositeur, citation à l’appui. « Liberté sans entrave », telle est en substance sa devise, accrochée par Vénus sur un calicot au fronton du Festpielhaus dans une séquence filmée très drôle.

Chaque acte est le théâtre de la lutte qui se joue chez Tannhäuser entre l’amour profane (charnel, précaire, mouvant) et l’amour sacré (absolu, éternel, courtois), lutte qui s’achève dans la rédemption. Dans sa mise en scène pleine de surprises, qu’on pourrait qualifier de punk, les lieux de la représentation (la scène du Festspielhaus où se tient la joute des Minnesänger) et les lieux de la préparation (les coulisses où les chanteurs/acteurs sont filmés, souvent en gros plans) sont juxtaposés ou alternent dans une mise en abyme menée avec maestria. Techniquement très aboutie, la scénographie mêle habilement la scène et le film (ou la vidéo en direct). Même si on déplore la dispersion de l’attention, on reste bluffé par la manière dont les séquences filmées sont parfaitement raccord avec le plateau.

Dionysiaque et queer en diable, la mise en scène s’avère très – parfois trop – divertissante (dans tous les sens du terme). Vénus apparait d’emblée en créature affriolante dans son justaucorps ultramoulant à paillettes, roulant à tombeau ouvert au volant d’une camionnette camping-car dans lequel elle trimballe son Tannhäuser. Lui figure sous les traits d’un clown mélancolique outrageusement grimé et costumé, dans la tradition berlinoise de l’Auguste, cédant toujours aux charmes de Vénus mais revenant immanquablement à son fantasme d’idéal personnifié par Elisabeth. Complétant le cortège de Vénus, deux personnages muets mais très expressifs : le drag flamboyant nommé Gâteau Chocolat, et Oskar, le héros du Tambour de Günter Grass. Cet enfant qui refuse de grandir comme il refuse le monde est incarné de manière saisissante par le nain Manni Laudenbach. On ne s’ennuie pas une seconde à ce spectacle qui s’étire sur cinq heures (dont deux entractes) mais on perd parfois le fil de ses innombrables péripéties.

Clown triste

Et la musique dans tout ça ? On y vient car on a gardé le meilleur (et l’essentiel) pour la fin. Valery Gergiev avait dirigé la création en 2019 sans convaincre. On attendait au tournant Nathalie Stutzmann, appelée cet été à la rescousse. Deuxième femme, après l’ukrainienne Oksana Lyniv en 2021, à diriger des ensembles aussi prestigieux et exigeants que l’Orchestre et les Chœurs du Festspielhaus, l’excellente contralto devenue directrice de l’Orchestre d’Atlanta emporte le morceau haut la main. Dès l’ouverture, la cheffe, enfouie avec son orchestre dans la fosse si particulière de Bayreuth, dirige en majesté, avec une souplesse, une délicatesse, un respect de la partition et des chanteurs qui soulèvent avec tact des vagues d’émotion. Autant de qualités qui lui valent une standing ovation méritée.

Nouveaux venus également dans la distribution, les deux rôles principaux. Dans le rôle-titre, le ténor bavarois Klaus Florian Vogt reprend le flambeau tenu par Stephen Gould à la création. Véritable heldentenor wagnérien (il joue en marathonien également Siegmund à Bayreuth cette saison), le chanteur se glisse avec vaillance dans les oripeaux et les souffrances du clown triste et nous touche par le contraste entre la puissance virile de la voix et la vulnérabilité du personnage. Dans le rôle d’Elisabeth, la Norvégienne Lise Davidsen, qui a triomphé les trois cycles précédents, a laissé la place à sa compatriote, la soprano Elisabeth Teige. Celle-ci atteignant la pleine maturité (elle joue aussi Senta et Sieglinde) affirme une voix ronde et pleine, au phrasé et à l’émission irréprochables, incarnant une Elisabeth très touchante, toute de probité et de compassion.

Toujours fidèle au poste depuis 2019, en revanche, la mezzo Ekaterina Gubanova garde son engagement intact, vocalement et scéniquement, dans le rôle de la Vénus volcanique et meneuse d’hommes voulu par la mise en scène. Sans craindre d’en faire parfois un peu trop. Toujours présent également, le baryton Markus Eiche en Wolfram von Eschenbach, chanteur rival malheureux de Tannhaüser, fait preuve d’une sensibilité émouvante. Nouveaux venus dans les rôles secondaires : le ténor sud-africain Siyabonga Maqungo, incarne Walther von der Vogelweide, l’autre rival, d’une grande délicatesse ; et la soprano Julia Grüter, dont la voix en Jeune Berger annonciateur de la bonne nouvelle répond exactement à la définition de cristalline.

Cette production s’achève, cette année, le 28 août. Mais, faute d’avoir été donnée en 2020 pour cause de Covid, elle sera reprise pour la cinquième fois à l’été 2024. Souhaitons aux futurs spectateurs que cette distribution quasiment idéale reste intacte.

Photo : Enrico Nawrath

Tannhäuser, de Richard Wagner au Festival de Bayreuth jusqu’au 28 août, www.bayreuther-festspiele.de
Direction musicale : Nathalie Stutzmann. Mise en scène : Tobias Kratzer. Scénographie : Rainer Sellmaier. Costumes : Rainer Sellmaier. Lumières : Reinhard Traub. Vidéo : Manuel Braun. Dramaturgie : Konrad Kuhn. Chef des choeurs : Eberhard Friedrich.
Avec Klaus Florian Vogt, Elisabeth Teige, Ekaterina Gubanova, Markus Eiche, Siyabonga Maqungo, Julia Grüter, Günther Groissböck, Olafur Sigurdarson, Jorge Rodríguez-Norton, Jens-Erik Aasbø.

A propos de l'auteur
Noël Tinazzi
Noël Tinazzi

Après des études classiques de lettres (hypokhâgne et khâgne, licence) en ma bonne ville natale de Nancy, j’ai bifurqué vers le journalisme. Non sans avoir pris goût au spectacle vivant au Festival du théâtre universitaire, aux grandes heures de sa...

Voir la fiche complète de l'auteur

Laisser un message

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

S'inscrire à notre lettre d'information
Commentaires récents
Articles récents
Facebook