Critique – Opéra & Classique

Eugène Onéguine de Piotr Ilitch Tchaïkovski

Un coup de billard à plusieurs bandes en guise de mise en scène ?

Eugène Onéguine de Piotr Ilitch Tchaïkovski

Comment situer le poème d’Alexandre Pouchkine dans la mise en scène de Frederic Wake-Walker ? Avec les décors de Jamie Vartan encadrant le conte à l’intérieur d’un univers irréel et anxiogène, Frederic Wake-Walker nous a-t-il proposé de placer l’histoire de la provinciale et du freluquet dans l’imagination de Tatiana, petite fille, se forgeant l’histoire d’un amour impossible ?

Ou alors dans le souvenir cruel, cynique et sénile, de Tatiana adulte, provinciale anoblie, au terme de sa vie ? Ou encore dans la rêverie passive d’un être anonyme et sans relief, probablement citadin, exagérant son passé banal et rêvant d’un futur hors du commun ?

Qu’il ‘agisse de l’imagination de l’enfant, du souvenir de la vieille dame ou de la rêverie d’une inconnue, la mise en scène ne pouvait pas suggérer un simple rêve de Tatiana, malgré les pistes oniriques dont le metteur en scène a truffé son travail : La position de Tatiana assise au centre de la scène, dos au public, la démarche étrange de Mme. Larina et de Filipievna la nourrice, la maison des Larine transformée en boite de nuit éclairée au néon, la polonaise du troisième acte dansée avec des poupées,… Ces indications ne devraient pas nous induire en erreur. Il semble impossible qu’une histoire, certes rocambolesque mais néanmoins cohérente et logique puisse être le contenu d’un rêve.

Imagination infantile, rêverie ou démence sénile ?

De plus, ni l’éventuelle citadine anonyme, ni Tatiana-enfant n’auraient disposé des codes de la haute société, exprimés pleinement dans le dernier acte et dans le discours de Grémine en particulier. Il reste la possibilité du souvenir quelque peu brouillé de Tatiana vieillissante. La femme aurait alors gardé une vision très négative de sa jeuneuse -d’où la vision sombre et poussiéreuse de sa maison familiale vide-, une envie de vengeance considérable, et par dessus tout, le grand remords de ne pas avoir vécu la vie voulue et décidée par elle-même, sa propre vie. Il s’agit là de l’hypothèse la plus vraisemblable à nos yeux.

En marge de cette interprétation, non validée expressément par le metteur en scène, suinte toutefois dans le travail de Frederic Wake-Walker, son parti-pris négatif sur la société russe qui entoure Tatiana, toile de fond de l’histoire d’Onégine. Pour exemple : Madame Larina se montre très détachée de ses filles, les paysans semblent sombres et tristes, les participants au bal des Lerine ont des comportements déjantés, leur boîte de nuit est minable, la maison de Grémine est tapissée de livres factices et les invités sont des pantins. Au total, pour le metteur en scène, la société qui entoure les protagonistes –Tatiana en fait elle-même partie à la fin du conte- semble privilégier le « paraître » à « l’être ». Frederic Wake-Walker, aurait-il voulu faire allusion à notre société actuelle ?

Une belle palette d’artistes sur scène et dans la fosse

Les artistes sur scène ont magnifiquement bien chanté et représenté leurs personnages, donnant un fort témoignage tant de leurs qualités individuelles que de la cohérence de l’ensemble. Bogdan Baciu a été un Onéguine veule à souhait au départ et passionné à la fin du conte. Son physique de dandy, très en accord avec son personnage, allait de pair avec son émission claire, virile, généreuse, parfaitement à l’aise dans le registre grave, peut-être un peu moins dans l’aigu, bien timbrée, pour donner au total un caractère théâtral, négatif et crédible.

Ekaterina Morozova a peaufiné au maximum son travail dramatique. Sa voix, un peu légère pour le personnage adulte au troisième acte s’accordait bien avec celui de la jeune Tatiana des actes précédents et donc, lors de la scène de la lettre elle a offert un moment lyrique mémorable d’intensité et de vérité. Son attirance pour Onéguine, semblait réelle, et donc crédible. Le ténor arménien Liparit Avetisyan a bien profité des avantages offerts par le compositeur pour le rôle de Lenski. Il a chanté avec un beau legato, et fait ressortir les mélodies à la perfection. Le ténor a donc été à la hauteur de ce personnage aussi malheureux qu’immature, mort prématurément pour avoir accepté le défi –ici à la roulette russe, pourquoi pas ?- d’Onégine, son ami.

Marina Viotti a assumé avec tact et modestie le personnage d’Olga, à la fois vivace et effacé ; Margarita Nekrasova, a été une grande Filipievna, par sa voix et par son physique aussi. Doris Lamprecht a interprété une étonnante Madame Larina, joyeuse et juvénile. Désireuse de marier ses filles, elle fait au départ un très bon accueil à Lenski et à son ami, mais, surtout intéressée par sa propre vie de jouissance, elle abandonne vite leurs histoires. Gilles Ragon, a interprété son air à la gloire de Tatiana dans les règles de l’art.

Seule la prestation de Mikhail Kazarov a déçu, malgré le bel instrument vocal de l’artiste. Bien que la basse russe ait chanté toutes les notes de la partition, il n’a pas réussi à trouver la mélodie de la chanson de Grémine. Une petite déception dans une très belle nuit lyrique. N’oublions pas les interventions très brèves mais remarquées, d’Igor Mostovoi dans les rôles de Zarestki et du Capitaine.

Les chœurs de l’Opéra national du Rhin, bien entrainés par Inna Petcheniouk et Sandrine Abello ont apporté l’arrière-fond musical et dramatique sans lequel l’histoire eût été impossible.

L’orchestre -Marko Letonja- a été toute la soirée au service de l’histoire et aussi de la scène, et de chacun de ses interprètes, que ce fût lors des moments les plus connus et attendus –Tatiana, Grémine et Lenski- comme dans les brefs passages symphoniques -bravo les bois et les cordes graves-, ou encore pendant les scènes d’ensemble avec les solistes et les chœurs.

Eugène Onéguine, scènes lyriques en trois actes et sept tableaux de Piotr Ilitch Tchaïkovski d’après Alexandre Pouchkine. Livret du compositeur et de Constantin Chilovski. Mise en scène de Frederic Wake-Walker. Décors et costumes : Jamie Vartan. Orchestre Philarmonique de Strasbourg. Direction musicale de Marko Letonja. Chanteurs : Bogdan Baciu, Ekaterina Morozova, Marina Viotti, Liparit Avetisyan, Mikhail Kazakov, Doris Lamprecht, Margarita Nekrasova, Gilles Ragon et autres.

Opéra National du Rhin :
Strasbourg les 16, 18, 20, 22, 24 et 26 juin.

Mulhouse les 4 et 6 juillet.
http://www.operanationaldurhin.eu

Renseignements par courriel : caisse@onr.fr
Téléphone : +33 (0) 825 84 14 84 Fax : +33 (0) 368 98 57 77
Note : 3
Photos Klara Beck

A propos de l'auteur
Jaime Estapà i Argemí
Jaime Estapà i Argemí

Je suis venu en France en 1966 diplômé de l’Ecole d’Ingénieurs Industriels de Barcelone pour travailler à la recherche opérationnelle au CERA (Centre d’études et recherches en automatismes) à Villacoublay puis chez Thomson Automatismes à Chatou. En même...

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