Dans la mesure de l’impossible de Tiago Rodrigues

Récits d’outre-monde

Dans la mesure de l'impossible de Tiago Rodrigues

Cette première édition en tant que directeur du Festival d’Avignon est pour Tiago Rodrigues un baptême du feu. En effet, il a dû faire face à un problème inédit, l’annulation d’un spectacle, Les Émigrants de W.G. Sebald, mis en scène par le metteur en scène polonais Kristian Lupa. Comme le spectacle était produit par la Comédie de Genève, Tiago Rodrigues l’a remplacé par son formidable Dans la mesure de l’impossible, coproduit par ce même théâtre. Sans préjugé de la réception des Émigrants, le public du Festival ne perd pas au change avec ce spectacle saisissant qui donne à entendre des témoignages de membres d’ONG humanitaires, se plaçant sous l’angle du point de vue personnel de chacun, intime, à bonne distance de tout jugement politique ou moral, simplement à hauteur d’homme. Une manière de démythifier la figure idéale et simpliste des héros qui marcheraient les bras chargés de sacs de riz au-devant de victimes reconnaissantes.
Ce sont de grands témoins mais pas ce genre de héros.

La seule manière de représenter l’irreprésentable est de faire appel à la complexité des récits empreints de doute, de modestie, et à l’imaginaire du spectateur. Là se situe la frontière mouvante entre ce que l’auteur appelle le monde du possible, celui de la paix, et le monde de l’impossible, celui de la guerre, dans lequel aucun pays n’est nommé. Il y a forcément incompréhension et incommunicabilité entre ces deux mondes.
Le spectacle est multilingue car la distribution est volontairement internationale.
Les quatre acteurs se tiennent au bord du plateau ; ils s’adressent à l’auteur qui les interviewe et dont on ne comprend les questions qu’à travers leurs réponses. Les quatre comédiens remarquables (Beatriz Brás, Isabelle Caillat, Baptiste Coustenoble, Adama Diop) sont accompagnés par le batteur Gabriel Ferrandini, non moins remarquable, qui fait vibrer et retentir ses percussions quand la parole s’avère impuissante. La musique dit alors la violence des guerres, des hommes, violences infligées ou reçues, de la peur et de la douleur, des blessures aux viols en passant par tous les degrés de la barbarie.
Une toile de tente blanche figure montagnes, hébergement, hôpital. S’élevant peu à peu vers les cintres, la toile qui faseye telle une voile au gré de son ascension semble douée de respiration.
les comédiens nous livrent des récits, des anecdotes. Avec mille précautions, conscients de la difficulté à transmettre la complexité de leurs expériences comme en témoigne Baptiste : « c’est absolument impossible de montrer ce qui s’est passé. Je veux dire : comment ça s’est passé […] ça c’est invisible… il fallait y être ». Il harangue un petit nouveau qu’il faut motiver et renseigner sur ce qui l’attend, il fera des erreurs, graves, s’en remettra, parce qu’il faut s’en remettre pour continuer à avancer, apprendre de ses erreurs pour aider d’autres gens mais on ne changera jamais le monde : « Le monde change, mais nous, nous n’arriverons pas à changer le monde […] nous sommes comme un bout de sparadrap sur la souffrance de l’humanité. » L’expression « faire de son mieux dans la mesure du possible » devient, dans un renversement éloquent, faire de son mieux dans la mesure de l’impossible.

Irreprésentables, les récits pourtant nous captivent. Beatriz raconte l’enfant blessé dans la montagne par « les soldats de la paix » et qu’il faut aller chercher en urgence dans une zone très dangereuse ou les affrontements sont incessants. Sans hésiter une seconde, ils se lancent à sa recherche ; parvenus aux abords de la zone d’affrontement, ils se font connaître, les tirs cessent pour les laisser passer. Le silence qui tombe alors brièvement surprend le petit groupe. Comme dans une bulle de temps suspendu, Beatriz rêve tout haut que ce silence s’étire, dure des heures, des jours, des mois jusqu’à ce que les belligérants oublient pourquoi ils se battent et que la paix revienne faute de combattants. Elle invite le public à s’y associer et durant un instant une osmose parfaite et silencieuse s’installe entre scène et salle. Mais le réel reprend ses droits. Les tirs reprennent, l’enfant est emmené, il ne survivra pas. Apprenant sa mort, sa mère entreprend d’essayer de nettoyer une tache de sang sur la blouse de l’infirmière, le sang de son enfant.
Plus tard, Beatriz raconte la terreur de ce groupe de femmes et d’enfants caché dans un buisson. On les convainc de sortir et pour leur donner du courage, elle leur chante la berceuse de son enfance qui parle de la peur (Medo d’Alain Oulman d’après un poème de Reinaldo Ferreira). La voix magnifique se déploie dans l’espace tandis que les comédiens se déplacent avec lenteur, glissant sur le sol comme pour ne pas effrayer les victimes. Un moment de grâce tragique.
Comme dit Tiago Rodrigues de son spectacle : « ce n’est pas du théâtre documentaire mais du théâtre documenté. » À la fin, seul en scène, Gabriel Ferrandini libère les forces percussives de sa musique tellurique et l’on reste collé à son siège.

Dans la mesure de l’impossible, texte et mise en scène Tiago Rodrigues. Traduction, Thomas Resendes. Avec Beatriz Brás, Isabelle Caillat, Baptiste Coustenoble, Adama Diop. Scénographie, Laurent Junod, Wendy Tukuoka, Laura Fleury. Musique, Gabriel Ferrandini. Lumière, Rui Monteiro. Son, Pedro Costa. Costumes, Magda Bizarro. Assistant à la mise en scène, Lisa Como, Renata Antonante. Festival d’Avignon, à l’Opéra, jusqu’au 22 juillet à 16h. Durée : 1h50.
www.festival-avignon.com
Texte édité aux Solitaires intempestifs
© Christophe Raynaud de Lage

Tournée
Du 11 au 14 août, Edinburg international festival (Royaume Uni)
10-11 janvier 2024, Maison des arts et de la culture de Créteil
24-25 janvier 2024, Château rouge, scène conventionnée d’Anemasse
21-22 février 2024, Théâtre Le rive gauche, Scène nationale de Saint-Etienne-du-Rouvray
1er mars 2024, Théâtre Le reflet (Vevey)
12-15 mars 2024, Le grand T, théâtre de Loire-Atlantique (Nantes)
4-5 avril 2024, Châteauvallon-Liberté (Toulon)
17-25 avril 2024, Culturgest, Lisbonne

A propos de l'auteur
Corinne Denailles
Corinne Denailles

Professeur de lettres ; a travaille dans le secteur de l’édition pédagogique dans le cadre de l’Education nationale. A collaboré comme critique théâtrale à divers journaux (Politis, Passage, Journal du théâtre, Zurban) et revue (Du théâtre,...

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