Paris, théâtre de la Tempête
Bug ! de Jean-Louis Bauer et Philippe Adrien
Les délires d’un monde en panne généralisée
Un pur auteur de théâtre, Jean-Louis Bauer, et un metteur en scène qui a derrière lui une carrière d’auteur (lointaine), Philippe Adrien, se sont associés pour écrire de conserve une pièce absolument insolite, qui tient du feuilleton, de l’anticipation, de la satire sociale, du voyage planétaire, tout en tournant auteur d’un concept central : le bug, l’explosion, l’échec. Cela s’appelle Bug ! et nos auteurs affirment : « Le bug n’est pas seulement dans le logiciel. Le bug est dans le monde, comme défaut mais aussi comme principe créateur. » Ce qui va bien plus loin que le fameux principe de Peter, selon lequel, plus on est mauvais, plus on grimpe dans l’échelle sociale et professionnelle. Ici, les XX et XXIe siècles sont vus – non sans humour -, on s’en doute, par deux Jules Verne qui voient l’humanité, ou du moins ses dirigeants et ses vedettes, fonctionner dans la frénésie des ratages.
Il y a bien une histoire mais ses rebonds, ses hoquets sont tels qu’on peut la perdre en cours de route et rattraper l’une ou l’autre de ces tranches de mille-feuilles d’un épisode à l’autre. Invités au château de Versailles pour recevoir leur prix gagné à un concours international de logiciels, deux jeunes informaticiens sont victimes d’un bug : ils sont transformés en chimpanzés. Dans l’espoir de retrouver leur nature humaine ils partent à la chasse au bug et ils ont de quoi se perdre parmi tant de bugs, dans le passé qui eut lieu à Auschwitz comme dans le présent d’une chambre d’hôpital, sur un terrain de football ou dans le Rwanda qui se remet tant bien que mal du massacre entre Tutsis et Hutus. Tout est bug. Et tout est la comédie du bug.
Par sa conception intellectuelle, la pièce est très moderne, puisqu’elle s’appuie sur la vitesse et les plantages de l’informatique. On peut penser à Alain Resnais, à Peter Greenaway ou à John Irving. Mais s’inscrit joyeusement en filigrane le souvenir des spectacles rebelles des années 70, avec leur obscénité affichée et leur érotisme anti-bourgeois. C’est aussi une parade moqueuse de la modernité : on y voit Bernard Pinaud – qui doit être un combiné de Pinault et Arnault -, et d’autres personnages dont le nom n’est pas détourné, Genet, Houellebecq. Genet échappe au ridicule, mais pas les autres ! Dans la course à l’imposture on voit aussi un sculpteur rwandais acceptant une commande pour un mémorial impossible sur le génocide qui a frappé son pays et s’en occuper dans la plus parfaite mondanité !
Ce n’est pas un spectacle du meilleur goût ! Il effarouchera plus d’un spectateur. Joe Sheridan incarnant un hermaphrodite – lui qu’on avait vu l’an dernier si convenable et parfait dans le Hitchcock imaginé par Alain Riou et Stéphane Boulan – fait un numéro de cabaret délirant. On ne peut sans doute pas tout aimer dans ce délire que ponctuent les zébrures d’un écran de PC en folie, mais, servi par une troupe déchaînée et précise (Tony Mpoudja, Manon Kneuzé, Bernadette Le Saché, Alain Gautré), ce Bug de Bauer et Adrien est d’une audace qu’on ne voit nulle part ailleurs. Avec fracas et invention, il brise heureusement la routine de la culture officielle.
Bug ! de Jean-Louis Bauer et Philippe Adrien, mise en scène de Philippe Adrien, décor de Jean Haas, lumières de Pascale Sautelet, musique et son de Stéphanie Gilbert, vidéo d’Olivier Roset, costumes de Cidalia Da Costa, avec Alain Gautré, Olivier Hémon, Manon Kneusé, Katarzyna Krotki, Bernadette Le Saché, Pierre Lefebvre, Guillaume Marquet, Laurent Ménoret, Tony Mpoudja, Juliette Poissonnier, François Raffenaud, Jean-Charles Rieznikoff, Joe Sheridan. Théâtre de la Tempête, cartoucherie de Vincennes, tél. : 01 43 28 36 36. (Durée : 2 h 15).
Photo Antonia Bozzi