AIX-EN-PROVENCE 2023 (2)

L’opéra de Mozart « Cosi fan tutte », actualisé par Dimitri Tcherniakov, vire au sado-maso et à l’hécatombe des couples.

AIX-EN-PROVENCE 2023 (2)

S’identifier complètement aux personnages. C’est pour Dimitri Tcherniakov l’impératif catégorique auquel doivent satisfaire le metteur en scène et, accessoirement, le spectateur. Impossible pour lui, avoue-t-il dans le programme, de cautionner les travestissements, bouffonneries et autres faux-semblants qui, pour d’autres, font tout le charme de Cosi fan tutte. Encore moins d’adhérer au vieux fond misogyne du livret qui a pour but de démontrer l’inconstance des femmes, objectif clairement énoncé dès son titre (en français : « Ainsi font-elles toutes »).

Bien connu des scènes lyriques occidentales, Tcherniakov, qui signe aussi la scénographie de ses spectacles, a le grand défaut de prendre très au sérieux les livrets d’opéra. Il a déjà officié par deux fois au Festival d’Aix (Don Giovanni en 2009 et Carmen en 2017) soulevant à coup sûr la controverse par l’interprétation des œuvres qu’il actualise systématiquement dans des mises en scène bourrées d’idées, très travaillées avec les acteurs/chanteurs, mais où ne reconnaît pas l’œuvre initiale.

C’est peu dire que le Cosi livré cet été bouleverse la vision de l’opéra considéré comme le plus léger, même carrément bouffon, de la trilogie de Mozart et son librettiste da Ponte. Ce dramma giocoso (littéralement « drame joyeux ») semé d’airs virtuoses et de duos majeurs, créé en 1790 à Vienne, en est le troisième et dernier volet (après Le nozze di Figaro et Don Giovanni). L’œuvre, à l’époque quasiment inconnue en France, a fait l’inauguration du Festival d’Aix en 1948. Elle y entra dans la légende, donnée sur une scène improvisée dans la Cour de l’Archevêché alors à son état quasiment brut. Depuis lors, l’opéra a été repris une bonne dizaine de fois sur cette même scène, devenue bien plus sophistiquée au fil du temps, avec des bonheurs divers et par des metteurs en scène aussi différents que Patrice Chéreau (2005), Abbas Kiarostami (2008) ou Christophe Honoré (2016), pour ne parler que des plus récents. Empêchée en 2020 par la pandémie de covid-19, elle y revient aujourd’hui pour célébrer les 75 ans du festival. Seule œuvre de Mozart au programme d’une manifestation qui lui était d’abord consacrée et qui s’est ensuite largement ouverte jusqu’à la création, cette co-production implique plusieurs institutions européennes dont le Théâtre du Châtelet, à Paris.

Un incident survenu le soir de la première, jeudi 6 juillet, est venu rappeler qu’on est ici non pas à Naples comme le stipule le livret, mais dans un théâtre en plein air et qu’on a affaire à un spectacle soumis aux aléas du temps (dans tous les sens de l’expression). En effet, une petite pluie, totalement inattendue dans la touffeur de l’été aixois, a obligé le chef à interrompre le deuxième et dernier acte et à protéger les instruments les plus fragiles dans la fosse. Au bout d’un quart d’heure, la pluie ayant (presque) cessé, le jeu a redémarré et on a pu mesurer, si besoin était, le professionnalisme des artistes, capables de reprendre à la volée telle réplique, telle attitude à l’endroit même où ils l’avaient laissée quelques minutes pour tôt.

Du piment dans la routine

Car, et c’est une des premières exigences du metteur en scène, on a affaire ici à des chanteurs d’âge mur, certains ayant largement dépassé l’âge de leur rôle. Les deux couples principaux Fiordiligi, fiancée à Guglielmo, et Dorabella, fiancée à Ferrando, ne sont plus des jouvenceaux mis à l’épreuve de leur amour comme l’indique le sous-titre de la pièce : La Scuola degli amanti, « L’École des amoureux ». Ce sont de vieux couples à la recherche d’un peu de piment dans leur routine. Et l’opéra prend des allures de jeu de massacre, d’hécatombe des couples.

Le temps d’un week-end, ils se retrouvent dans une maison close, sans doute à la neige vu leurs doudounes, avec des baies vitrées donnant sur deux chambres matrimoniales pour les hôtes. Cette demeure chic au mobilier design est tenue par Alfonso, qui n’est plus le philosophe cynique du livret mais un pervers qui manipule et sadise ses hôtes. Avant même les premières notes de l’ouverture, il s’empoigne avec Despina, laquelle n’est plus la servante mutine habituelle des opéras de Mozart, mais la maîtresse des jeux échangistes et sado-maso qui se tiennent dans cette drôle de boutique et dont il est clair que les couples ne sortiront pas indemnes.

Ouf, le livret est sauf !

Dans le jeu de massacre qui s’ouvre alors ne manquent que le cuir et autres accessoires attendus : fouets, guêpières… En revanche, les masques y figurent bien, mais ne trompent personne. D’ailleurs à quoi servent-ils ? On se le demande bien et on finit par lâcher prise dans ce jeu de rôles étiré sur plus de trois heures trente (dont un entracte) où le sens de l’opéra est complétement retourné, en contradiction totale avec les paroles qui restent, Dieu merci, inchangées. De plus, des arrêts sur images alourdissent de-ci de-là le propos déjà pesant. On pense bien sûr à Sade et à ses Journées de Sodome ou encore au Salò de Pasolini.

Évidemment, le choix de chanteurs d’âge mûr n’est pas sans dommages pour l’interprétation musicale de rôles exigeant une extrême agilité vocale. La plupart connaissent leur personnage pour l’avoir interprété il y a plus ou moins longtemps, tous suivent avec un plaisir du jeu manifeste les indications du metteur en scène, mais le charme et la jubilation du chant font défaut. Les femmes s’en sortent mieux que les hommes : la soprano suédoise Agneta Eichenholz en Fiordiligi émouvante et l’américaine Nicole Chevalier, vraie bête de scène, en Despina dominatrice. Parmi les hommes, le baryton autrichien Georg Nigl campe un Alfonso pervers à souhait.

Seul à défendre la légèreté et la vivacité indissociables des opéras de Mozart, le chef Thomas Hengelbrock, spécialiste du baroque, dirige d’une main légère et souple son ensemble sur instruments anciens, l’Orchestre Balthasar Neumann. Mais le son, sans doute victime lui aussi de la météo, peine à franchir la fosse où il est enfoui, de même que les chœurs.

photo Monika Rittershaus

Cosi fan tutte, Théâtre de l’Archevêché, jusqu’au 21 juillet (www.festival-aix.com).
Direction musicale : Thomas Hengelbrock. Mise en scène et scénographie : Dmitri Tcherniakov. Costumes : Elena Zaytseva. Lumière : Gleb Filshtinsky. Avec Agneta Eichenholz, Claudia Mahnke, Rainer Trost, Russell Braun, Georg Nigl, Nicole Chevalier. Orchestre Balthasar Neumann, Chœur et chanteurs de l’Académie Balthasar Neumann.

A propos de l'auteur
Noël Tinazzi
Noël Tinazzi

Après des études classiques de lettres (hypokhâgne et khâgne, licence) en ma bonne ville natale de Nancy, j’ai bifurqué vers le journalisme. Non sans avoir pris goût au spectacle vivant au Festival du théâtre universitaire, aux grandes heures de sa...

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