La Vestale de Spontini à l’Opéra Bastille

Sur l’autel de Vesta

L’un des opéras les plus fêtés de l’Empire est servi par une distribution de choix mais perdu dans un spectacle qui mêle la pompe factice à l’exhibition facile de la souffrance.

Sur l'autel de Vesta

LA VESTALE FUT L’OCCASION POUR SPONTINI de connaître la gloire. C’était sous le Premier Empire, et l’impératrice Joséphine prit le compositeur sous son aile après avoir été enthousiasmée par La Vestale, opéra créé à Paris, salle Montansier, le 15 décembre 1807. Puis l’étoile de Spontini pâlit, malgré l’admiration que lui vouaient un Berlioz ou un Wagner ; elle s’éclipsa presque entièrement jusqu’à ce que Visconti et Callas, il y a exactement soixante-dix ans, remette à l’honneur La Vestale, mais dans une version italienne. Depuis lors, et malgré quelques tentatives ici et là (dont un enregistrement suivi d’un fort beau concert au Théâtre des Champs-Élysées sous la direction de Christophe Rousset), l’ouvrage n’a pas réussi à se réinscrire durablement au répertoire.

Et voici que l’Opéra de Paris décide de lui redonner sa chance. Pour ce faire, il faut d’abord trouver un chef qui aime cette musique et qui la comprenne. Car Spontini, contrairement à ce qu’on peut lire ici et là, n’est pas qu’un chaînon manquant entre Gluck et Berlioz : c’est un compositeur, d’abord, qui écrit la musique dont il sent la sève monter en lui, quand bien même il saisirait l’air du temps et devinerait ce qu’attend telle institution ou tel pouvoir. Il est épuisant de lire sans cesse des textes envisageant le déroulement de l’Histoire comme une succession de mouvements articulés, rien n’est plus déplaisant que d’apprendre que Beethoven annonce Wagner (ou que Haydn a annoncé Beethoven), que Bellini fait le lien entre Rossini et Verdi (ou Verdi le lien entre Bellini et on ne sait qui), etc. : l’art est le fait d’esprits qui veulent s’affranchir de la mécanique implacable du devenir, les compositeurs écrivent des partitions avant de former une joyeuse farandole conduisant jusqu’à nous.

L’art subtil de Michael Spyres

Or donc, la musique de Spontini est d’abord la musique de Spontini, non pas celle d’un visionnaire ou d’un épigone, quand bien même tel accord nous ferait penser à Fidelio, telle utilisation des vents nous rappellerait Alceste. À l’Opéra de Paris, outre quelques coupures, Bertrand de Billy a éparpillé le ballet au fil de la partition, mais ce qu’on entend est noble, passionné, parfois inspiré (le deuxième acte), conçu sous la forme de vastes scènes articulées, avec de temps en temps, il est vrai, des récitatifs mécaniques auxquels le chef ne cherche pas à donner une animation particulière. L’essentiel se joue dans les voix, et elles sont plus que belles : Ève-Maud Hubeaux (la Grande Vestale) a la noirceur et les notes poitrinées qui font d’elle la fée Carabosse de cette histoire ; Jean Teitgen possède cette autorité naturelle et cette sensibilité nichée dans une voix monumentale, qui transforment le Souverain Pontife en procureur-malgré-lui ; Julien Behr se sort bien du rôle de vrai-faux ami qu’est Cinna, cependant que Florent Mbia est d’une présence convaincante dans ses brèves interventions.

Surtout, Michael Spyres, peu à l’aise dans son costume à épaulettes, a la diction naturelle et la voix qui convient à Licinius, timbre chaleureux de baryténor contrastant parfaitement avec celui de Julien Behr. Dans l’ensemble avec chœur qui clôt le premier acte, Michael Spyres se détache sans difficulté sur les mots « J’irai cette nuit-même… à la faveur des ombres… t’arracher », preuve qu’une projection contrôlée suffit pour donner du relief à un épisode savamment enchevêtré. Licinius s’adresse à cet instant à Julia, la vestale qu’il aime : elle est magnifiquement interprétée par Élodie Hache (qui remplaçait Elza van den Heever), voix de soprano assombrie ou lumineuse quand il faut, soulevée par un grand élan dans son air de l’acte II, qui est plus et autre chose qu’un air, et que Spontini a conçu d’un seul tenant, en faisant se succéder les humeurs, là où les airs de Gluck, par exemple, sont d’une concision exemplaire.

Le supplice comme système

Mais il faut supporter le spectacle que nous inflige Lydia Steier, qui reprend quelques-uns des ingrédients qui avaient épicé dans le même Opéra Bastille sa mise en scène de Salomé. Certes, elle se défend de tout système dans le programme de salle : « Cela m’empêche de dormir quand je pense que tout le monde à Paris va me prendre pour une perverse assoiffée de sang. C’est peut-être vrai, mais la plupart du temps, je suis une perverse amusante et colorée. » Il est toutefois difficile de ne pas imaginer que Lydia Steier, à force de corps pantelants et de cadavres amoncelés, voie le monde comme une vaste salle de torture.

En réalité, on ne sait pas trop où ni quand se situe cette Vestale : en Italie vers 1940 ? dans une communauté puritaine surveillée par le Ku Klux Klan ? en Corée du Nord ? Le décor représente l’amphithéâtre Richelieu de la Sorbonne en ruines : le pouvoir a souhaité mettre fin à toute forme de culture, semblent nous dire les livres jetés dans un brasier. Car le feu sacré que doit entretenir Julia sort ici d’un autodafé. La Grande Vestale, elle, est une figure sadique, et la foule crache sur les victimes esseulées. Tout est prétexte, par ailleurs, à donner des coups (de poing, de fouet, etc.) aux uns et aux autres. En réalité, Lydia Steier juxtapose des images qui se veulent saisissantes à tous les poncifs de l’opéra d’hier et d’avant-hier (phrases chuchotées à l’oreille d’un comparse, bourreau fumant une cigarette, jeux de capes, chœurs agitant des drapeaux ou levant des mains implorantes, kalachnikovs brandies à la première occasion, fumigènes, projections…).

On attendait un spectacle beau comme l’antique, une réflexion sur l’amour et le pouvoir, il faut supporter une dénonciation brouillonne de l’oppression. La partition et les chanteurs méritaient mieux.

Illustration : Licinius et Julia vont laisser bientôt s’éteindre le feu (photo Guergana Damianova/OnP)

Gaspare Spontini : La Vestale. Avec Élodie Hache (Julia), Michael Spyres (Licinius), Ève-Maud Hubeaux (la Grande Vestale), Julien Behr (Cinna), Jean Teitgen (le Souverain Pontife), Florent Mbia (le Chef des aruspices, un consul). Mise en scène : Lydia Steier ; décors : Étienne Plus ; costumes : Katharina Schlipf ; lumières : Valerio Tiberi. Chœur et Orchestre de l’Opéra national de Paris, dir. Bertrand de Billy. Opéra Bastille, 19 juin 2024.
Représentations suivantes : les 23, 26, 29 juin, 2, 5, 8 et 11 juillet.

A propos de l'auteur
Christian Wasselin
Christian Wasselin

Né à Marcq-en-Barœul (ville célébrée par Aragon), Christian Wasselin se partage entre la fiction et la musicographie. On lui doit notamment plusieurs livres consacrés à Berlioz (Berlioz, les deux ailes de l’âme, Gallimard ; Berlioz ou le Voyage...

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