Critique – Opéra-Classique

MOSES UND ARON d’Arnold Schoenberg

Romeo Castellucci entraîne Schoenberg dans les limbes de l’inconscient

MOSES UND ARON d'Arnold Schoenberg

L’événement était attendu comme le Messie annonciateur d’une nouvelle ère pour l’Opéra National de Paris. Il n’a pas déçu. Moses und Aron, première production de la première saison entièrement conçue par Stéphane Lissner porte la signature d’une audace ra-tionnelle : réinscrire au répertoire maison l’un des plus grands chefs d’œuvre de la musique du XXème siècle, ce Moïse et Aaron mystique et interrogateur du père du dodécaphonisme, Arnold Schoenberg (1874-1951). On ne l’y avait plus vu ni entendu depuis 1973 (en version française au Palais Garnier sous la direc-tion de Georg Solti).

En 1995 déjà, Stéphane Lissner, alors aux commandes du Théâtre du Châtelet, y avait inscrit une production signée Herbert Wernicke, metteur en scène et Christoph von Dohnanyi, chef d’orchestre. Au même moment l’Opéra d’Amsterdam l’affichait dans une réalisation restée inoubliable par Peter Stein sous la baguette de Pierre Boulez.

Patrice Chéreau avait initialement été prévu par Lissner. Il nous a quittés il y a deux ans. Le dérangeant Romeo Castellucci le remplace, un choix qui évite d’emblée tout « à la manière de… ». Les deux hommes, les deux talents ne se ressemblent en rien. A la clarté du premier se substitue un monde en ébullition, un voyage dans l’impalpable et l’indicible qui fouille et dépouille l’univers de cet épopée oratorio qui interroge les fondements du judaïsme.

L’œuvre est complexe. Schoenberg, né dans une famille juive s’était convertit au protestantisme au sortir de l’adolescence, à 18 ans. Peu à peu, il prend conscience d’un certain antisémitisme qui, dès le début des années vingt, le pousse à revenir à ses origines. Un pas qu’il franchira solennellement à Paris quand l’antisémitisme officiel nazi l’aura démis de ses fonctions de professeur de composition à l’Académie des Arts de Berlin et poussé à l’exil.

L’Ancien Testament le plonge dans ses mystères et inspire sa musique. Dans l’Exode, l’épisode de Moïse et du Buisson ardent qui lui fait entendre la voix de l’Eternel qu’on ne peut ni nommer ni figurer, propulse son imaginaire dans un duel métaphysique entre Moïse (Moses) et son frère Aaron (Aron), le premier ayant reçu le don de la pensée divine et le second celui de pouvoir l’exprimer. Idéalement fait pour se compléter, Schoenberg les laisse dans leurs différences. Aron en mourra et Moses continuera jusqu’à l’infini à chercher les mots pour le dire « ô verbe, verbe, toi qui me manques » implore-t-il à la fin de l’acte II qui généralement clôt cet ouvrage hors norme oscillant entre messe, oratorio et opéra. Ces deux actes furent écrits et composés entre 1930 et 1932. Schönberg leur ajouta bien plus tard un troisième dont il rédigea le texte mais qu’il ne mit jamais en musique.

Jeu cérébral

C’est un voyage dans l’inconscient de la foi où les musiques héritées de Bach se moulent aux mesures mathématiques des douze notes en séries que constituent le dodécaphonisme. Invention du génial autodidacte que fut Schoenberg qui allait tracer son empreinte sur les musiques à venir. Un jeu cérébral, une abstraction sonore portée ici par trois personnages dont le principal n’est ni Moses, ni Aron mais la foule des Hébreux, ce peuple élu qui veut comprendre ce dieu « innommable, irreprésentable » et qui lui préfère les icônes païennes à mettre en images, les richesses matérielles ornant un veau d’or. Le dieu des juifs est un concept, symbole d’infini auquel la Thora permet de s’adresser au-delà des espaces et des temps.

Romeo Castellucci est l’homme des échappées inopinées, celles qui balisent les chemins de l’imprévu. Sa propriété exclusive : il fait tout, mise en scène, décors, costumes, lumières. Au théâtre il en a donné de multiples illustrations à Berlin, à Paris, dans le monde. Certaines créent le scandale comme son Sur le concept du visage de Dieu, spectacle qui rameuta les catholiques intégristes au Théâtre de la Ville. Il a abordé l’opéra à la Monnaie de Bruxelles avec un Parsifal où les images en cauchemar de brume blanche se fondaient déjà dans les sons (voir WT 2668 du 7 février 2011) suivi trois ans plus tard sur la même scène par un Orphée et Eurydice de Gluck quasiment thérapeutique (WT 4183 du 328 juin 2014).

Transparence laiteuse

A Bastille, le rideau se lève sur une transparence laiteuse où s’accroche à mi-hauteur un magnéto à l’ancienne. Moses est à l’avant-scène déroulant les bandes son de la voix de Dieu. Tout le premier acte est fondu dans cet ailleurs immatériel où les person-nages – le peuple des Hébreux – à peine visibles, flottent sur d’improbables nuages de neige. Tout est à entendre, le sprechge-sang hallucinant d’énergie du baryton basse Thomas Johannes Meyer qui fait de Moses un prophète égaré, le chant de lumière du ténor John Graham Hall incarnant un Aron saisissant de netteté, et surtout le chœur quasi invisible, mais à la présence vocale étourdissante. Il aura fallu aux impeccables choristes une année entière de travail sous la direction de José Luis Basso et Alessandro di Stefano pour dompter cette musique à nulle autre pareille.

Par-delà l’interlude qui relie les deux actes, le second prend les formes d’une théâtralité directe, avec ses lots de symboles à déchiffrer, quand les eaux ensanglantées du Nil prennent la couleur de l’or noir, ce pétrole qui anéantit la vie, quand le veau d’or vient se promener bien vivant sous la forme d’un charolais bistre et bien en chair, quand Aron, tenté par le paganisme, devient une sorte de dieu africain masqué, quand enfin descend des cintres un paysage de montagnes neigeuses où des alpinistes grimpent à la recherche de l’éternité, jusqu’à ce que leur rêve s’effondre sous les étoiles d’une nuit sans fin…

Philippe Jordan, virtuose de clarté

La puissance des images, leurs multiples sens et possibles lectures brouillent l’accès rationnel à l’œuvre. On ressent plus qu’on ne comprend. Et la musique splendidement exécutée par les musiciens de l’Orchestre de l’Opéra que Philippe Jordan dirige en prodige virtuose de clarté, de souplesse, de nuances et d’inventivité.

Schoenberg a réussi en grandeur son entrée à l’Opéra National de Paris. Lissner a réussi en splendeur le lancement de sa première saison.

Moses und Aron d’Arnold Schoenberg, musique et livret du compositeur. Orchestre et Chœurs de l’Opéra National de Paris, direction Philippe Jordan, chef de chœur José Luis Basso assisté de Alessandro di Stefano, mise en scène, décors, costumes, lumières Romeo Castellucci, chorégraphie Cindy Van Acker. Avec Thomas Johannes Mayer, John Graham Hall, Julie Davis, Catherine Wyn-Rogers, Nicky Spence, Michael Pflumm, Chae Wook Lim……

Opéra Bastille les 20, 23, 26, 31 octobre, 3, 6 & 9 novembre à 19h30.

08 92 89 90 90 - +33 1 72 29 35 35 – www.operadeparis.fr

Photos Bernd Uhlig

A propos de l'auteur
Caroline Alexander
Caroline Alexander

Née dans des années de tourmente, réussit à échapper au pire, et, sur cette lancée continua à avancer en se faufilant entre les gouttes des orages. Par prudence sa famille la destinait à une carrière dans la confection pour dames. Par cabotinage, elle...

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