La mort de Jérôme Savary
La dernière pirouette d’un prince saltimbanque
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- 7 mars 2013
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Il aura tiré la dernière bouffée de son Havane un lundi soir, jour de relâche, sur un lit d’hôpital de la région parisienne. Jérôme Savary qui aimait tant la vie est mort en ce début de mars encore frissonnant d’hiver, vaincu par cette maladie aux doigts crochus dont il avait sans doute espéré faire une farce.
Il avait 70 ans, un âge où aujourd’hui on peut encore tirer des plans sur les comètes du spectacle. Il y a deux mois à peine il foulait encore les planches pour diriger Michel Galabru dans Tartarin de Tarascon. La silhouette ronde s’était émaciée mais sous le chapeau haut de forme fidèlement vissé sur son crâne, le regard était toujours à l’affut.
Le sol où poser ses godasses de clown saltimbanque était sa patrie. La rue ou le plancher d’une scène de théâtre. Né en 1942 à Buenos Aires d’un père français écrivain pacifiste et d’une mère aux racines américaines de haut rang, il était issu d’une famille respectable et respectée. Enfance et jeunesse se passèrent entre France et Amérique, une scolarité rangée dans le collège cévenol du Chambon-sur-Lignon, l’école modèle qui sauva la vie à des tas d’enfants juifs. Adolescent, il découvre Paris, s’enivre de ses rues, de ses musiques, tourne autour des Arts Décoratifs, rejoint sa fanfare et souffle dans sa trompette. Retour en Argentine pour un service militaire dans la pampa. Puis New York et le décryptage de la Beat Generation, Allen Ginsberg et l’ivresse du jazz, des blues de New Orleans aux cadences à la Thelonious Monk. Il n’a pas vingt ans, il décide qu’il sera bateleur, homme de théâtre « pour, dit-il, garder en moi le monde de l’enfance ». Il ne l’a jamais quitté.
Paris, années soixante : des remueurs d’esthétique et de conscience préparent sans le savoir un certain mois de mai. Ils ont noms Arrabal, Garcia, Copi, Arias, Lavelli, on les appellera les « Argentins de Paris ». Savary en fait partie. Topor les rejoint en irrévérence poétique, tout comme Jodorowski, et autres adeptes du mouvement Panic. C’est le temps des premiers spectacles dans des théâtres aujourd’hui disparus, le Récamier, le Plaisance qui abritèrent bien des talents.
1969/1970 : un noyau se forme autour du baladin bouffon libertaire et blagueur, Michel Dussarrat, Michel Lebois, Alain Poisson, Jean-Paul Muel, Sylvie Kuhn vont former la base du Grand Magic Circus et de ses animaux tristes. Ils jouent dans les espaces nus de la Cité Universitaire, des poules et des lapins bien vivants et pas tristes du tout se mêlent aux spectateurs souvent effarés, les filles ont les seins nus, des garçons dévoilent leurs culs derrières des tabliers de dentelles… La musique fait danser le public avec les acteurs. Zartan, frère mal aimé de Tarzan, premier succès, fait s’engouffrer une bouffée d’air joyeux dans le monde fermé du spectacle. Robinson Crusoë, de Moïse à Mao, Good Bye Mr. Freud, Superdupont, Cendrillon ou la lutte des classes suivront. La beauté rayonnante de Mona Heftre agrandit le cercle et la famille. Michel Simon, Micheline Presle, Michel Galabru, des vedettes s’associent à leur folie, leurs falbalas, leurs mélancolies. Les rires ont toujours un goût de spleen.
L’oxygène Savary s’avère peu à peu indispensable. Le ministère de la Culture fait appel à lui, d’abord en région, à Montpellier (1982-1986) puis à Lyon au Théâtre du 8ème (1986-1988). A Paris où on lui confie la direction du Théâtre National de Chaillot de 1988 à 2000, enfin celle de l’Opéra Comique jusqu’en 2007.
Jérôme Savary est devenu une institution à lui tout seul. Il est sollicité par les plus brillants représentants de l’establishment culturel en France, en Italie, en Autriche, en Pologne, en Allemagne. Ses mises en scène habillent Shakespeare, Jules Verne, Molière, Mozart, Verdi, Rossini et surtout Offenbach dont il ressuscite Le Voyage dans la Lune avant de lui dédier La Vie Parisienne, les plus exquises des Périchole ou Belle Hélène. Cabaret avec Ute Lemper, Cyrano de Bergerac avec Jacques Weber, Le Bourgeois Gentilhomme, Mistinguett, Looking for Josephine, Demain la belle… Plus de 200 mises en scènes. Parfois bâclées vite fait sur une commande d’urgence. La presse ne fut pas toujours tendre avec ses débordements mais le public y retrouvait invariablement sa part intime de fruit défendu.
A 65 ans, âge limite des institutions culturelles françaises, Jérôme Savary, l’homme des animaux tristes, passa à Jérôme Deschamps, l’homme des Deschiens, les rênes de l’Opéra Comique et reprit la route des saltimbanques. Au soir du lundi 4 mars, il la fit bifurquer vers d’autres horizons. Histoire d’y retrouver Topor, Copi, Bernard Thomas, Carlos et d’autres potes et de rire encore avec eux…