La mort de Gérard Mortier

La mort de Gérard Mortier

Depuis dimanche 9 mars au matin, le monde de l’opéra est un peu orphelin : Gérard Mortier qui fut durant près de quarante ans le plus passionné de ses novateurs s’en est allé rejoindre les héros de Mozart, Wagner, Verdi et de tant d’autres, au paradis de l’imaginaire.

Rien ne destinait ce fils de boulanger né à Gand le 25 novembre 1943 à une carrière musicale. Ni son austère scolarité chez les jésuites, ni ses études de droit et de sciences de la communication à l’université de sa ville natale, ne devaient le mener à s’investir dans l’univers de l’opéra, si ce n’est le déclic provoqué par La Flûte Enchantée de Mozart découverte alors qu’il était encore un gamin en culottes courtes. La scène, le théâtre, la musique allaient dominer sa vie et le nourrir d’une passion restée brûlante jusqu’au dernier jour de son existence, fauchée par un cancer à l’âge de 70 ans.

Si on devait le définir, on pourrait dire qu’il était une flamme, un élément en mouvement perpétuel, à la fois doux et incandescent, ne se laissant enfermer par personne. Dès 1968, ses rêves de théâtre l’amenèrent au Festival de Flandres dont il devint l’assistant du directeur. Cinq ans plus tard il parcourt l’Allemagne – Düsseldorf, Hambourg, Francfort – aux côtés de Christoph von Dohnányi et de Rolf Liebermann. Quand ce dernier devient le patron de l’Opéra national de Paris, il le rejoint pour le lancement du projet de l’Opéra Bastille.

En 1981, il enfile les habits du directeur du Théâtre Royal de la Monnaie à Bruxelles dont il fera en dix ans une institution phare au niveau international. La recette de cette réussite spectaculaire était née d’une conviction profonde : l’opéra c’est d’abord une histoire qu’on raconte, un message qu’on transmet, c’est du théâtre où l’on chante le monde tel qu’il est. Il fait donc appel à des metteurs en scène de théâtre aux talents pointus capables de dépoussiérer des traditions endormies : Luc Bondy, Patrice Chéreau, Karl-Ernst et Ursel Hermann, Peter Mussbach, Peter Stein, Gilbert Deflo, Herbert Wernicke qui valent à La Monnaie des réussites entrées dans le livre des références absolues (La Traviata, La Flûte Enchantée, La Calisto…). Parallèlement il est le premier à nommer un compositeur en résidence : Philippe Boesmans, aujourd’hui considéré comme l’un des compositeurs majeurs de son temps, y crée ses premiers opéras (La Passion de Gilles, Reigen, Wintermärchen…). Bernard Foccroulle, Peter de Caluwe, les successeurs de Mortier à la Monnaie ont perpétué ses audaces visionnaires. Philippe Boesmans est toujours à l’affiche. Le 30 mars prochain, la création mondiale de Au Monde, son dernier opus lyrique sur un texte et une mise en scène de Joël Pommerat, sera dédié à l’ex-patron de la maison.

Après Bruxelles, Gérard Mortier prend à Salzbourg la succession du quasi mythique Herbert von Karajan. Une fois de plus, il mettra son énergie à transformer radicalement le fond et la forme de cette institution de la haute bourgeoisie autrichienne. Introduction du théâtre parlé, recherche de nouveaux lieux, répertoire élargi, et bien entendu regards neufs sur le patrimoine via des metteurs en scène engagés. La mutation ne se fit pas sans résistance et sans éclats. La droite conservatrice supportait mal cet homme affiché à gauche. Mortier s’en amusait. Son humour prenait le dessus. Il quitte Salzbourg sur un pied de nez via La Chauve Souris de Johann Strauss et immigre sans état d’âme mais avec la même ferveur à Bochum pour y diriger la Ruhr Triennale, manifestation culturelle locale à grand rayonnement. Théâtre et musique toujours, et toujours des créateurs de caractère, Peter Sellars, Robert Wilson, Patrice Chéreau.

2004 : Gérard Mortier est de retour à Paris, cette fois à la tête de deux salles de l’Opéra national, le palais Garnier et Bastille. Il insufflera à l’institution le même vent de modernité. Mais son dynamisme secoueur de routine ne plaira pas à une partie du public figé dans ses habitudes, ni à une partie de la presse surgelée dans ses certitudes. Systématiquement, les premières des productions signées Christoph Marthaler, Krzysztof Warlikowski, Peter Sellars, Michael Haneke ou La Fura del Baus sont accueillies par des broncas. Etrangement dès que ces mêmes productions sont reprises, une ou deux saisons plus tard, les applaudissements tournent aux ovations. Gérard Mortier n’a pas été heureux à Paris. Sa volonté de convaincre, de se battre pour que l’opéra devienne un langage universel, engagé et combattant, ne trouvait pas les échos qu’il espérait. Quand un journaliste qu’il avait en estime faisait une réserve, non pas sur lui mais sur un aspect d’une nouvelle production, il le poursuivait pour plaider la cause du détail qui avait déplu. Il était l’avocat vibrant de ses troupes, les chanteurs, les chefs d’orchestre, les metteurs en scène. Wozzeck, Katia Kabanova, Don Giovanni sont devenus d’incontournables classiques. Tout comme Tristan und Isolde par Peter Sellars et le vidéaste Bill Viola dont la reprise en avril prochain saluera sa mémoire.

A 66 ans, Gérard Mortier quitte Paris et s’apprête à s’envoler vers New York pour prendre les rênes du New York City Opera. Des restrictions budgétaires tombent comme un couperet avant son départ. Il renonce. En 2010 Le Teatro Real de Madrid fait appel à lui. Infatigable, Il apprend l’espagnol et durant trois saisons injecte à l’institution espagnole une cascade de flux nerveux rajeunissants. En 2013, un hiatus politique met fin à son mandat pourtant signé jusqu’en 2016. Au même moment il apprend qu’il est atteint d’un cancer du pancréas. Sa situation à la tête du Teatro Real est rétablie, mais la maladie progresse à grande vitesse. Il aura le temps encore de lancer la création mondiale de Brokeback Mountain, opéra commandé au compositeur Charles Wuorinen qui vient de remporter un succès retentissant (voir WT 4002 la critique de J. Estapa). Il s’est éteint à Bruxelles dans la nuit du 8 mars.

Boulimique de culture, dévorant livres, partitions, journaux, expositions, toujours pressé, toujours prêt à s’enflammer d’enthousiasme ou de colère, déraisonnable parfois, gourmand et gourmet, l’œil pétillant de malice, cabotin espiègle, Gérard Mortier était un utopiste qui rêvait l’opéra comme un lieu d’ouverture et de réflexion, un terrain du mieux-être, un croisement des différences.

A propos de l'auteur
Caroline Alexander
Caroline Alexander

Née dans des années de tourmente, réussit à échapper au pire, et, sur cette lancée continua à avancer en se faufilant entre les gouttes des orages. Par prudence sa famille la destinait à une carrière dans la confection pour dames. Par cabotinage, elle...

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