Critique – Opéra & Classique

Iphigénie en Tauride de Christoph Willibald Gluck

Quand l’anticonformisme d’hier se revêt du label classique

 Iphigénie en Tauride de Christoph Willibald Gluck

C’est la troisième édition de cette production qui, à sa création, il y a dix ans, mit public et critiques en état de choc (voir WT 965 & 1532). Le très dérangeant metteur en scène polonais Krzysztof Warlikowski faisait ses débuts à l’Opéra de Paris sur proposition du directeur de l’époque, Gérard Mortier aux initiatives également dérangeantes.

Depuis, Warlikowski a remué d’autres piliers du répertoire lyrique dans cette même institution (Parsifal de Wagner, L’Affaire Makropoulos de Janacek, voir WT 1150 & 2668) divisant toujours, mais de moins en moins son assistance. Depuis, l’assistance en question, ce public – peut-être rajeuni - s’est laissé apprivoiser, même si, comme lors de la première de cette belle reprise, une petite minorité de grincheux a infiltré les applaudissements et bravos de quelques minces huées.

Revoici donc ce décalage en temps, entre hier et aujourd’hui, réel et imaginaire qui transporte la malédiction des Atrides dans les espaces peuplés de souvenirs. On retrouve dès l’arrivé le miroir géant posé à l’avant-scène reflétant la salle, ses dorures, ses balcons, lustres, plafond et sculptures. Dans le fond, des personnages attendent. Puis comme une horloge remontant les heures de la vie, ils vont se définir en bourgeoises de quatrième âge rassemblées dans ces mouroirs sobrement baptisés maison de retraite. Il y a des lits alignés, des lavabos en perspective (Warlikowski les adore) quelques tables et chaises pour le thé ou une partie de cartes, et l’inévitable écran de télévision clignotant ses images dans un coin.

Dans ce huis clos ouvert sur le passé, Iphigénie en robe dorée et perruque blonde hissée de laque, va revivre son destin, le destin des siens, de cette famille née dans les livres et les mythes, dans sa conscience et son inconscient. Son espace de vie rebondit dans son espace mental, dans les greniers de sa mémoire où se bousculent les images et les sensations engrangées de génération en génération par le fil rouge des meurtres perpétrés en héritage.

C’est à cet étrange voyage que Warlikowski convie la musique de Gluck qui s’en accommode du mieux qu’elle peut. Plus difficilement pour cette reprise que lors des deux précédentes productions où des orchestres nantis d’instruments anciens (Les Musiciens du Louvre Grenoble, le Freiburger Barockorchester) résonnaient en communion avec la partition. Cette fois la fosse n’est plus surélevée, c’est l’Orchestre de l’Opéra qui y occupe sa place ordinaire sous la direction honnête de Bertrand de Billy. Les cordes d’acier remplacent celles à l’ancienne faites de boyaux aux sons satinés, la franchise de leur sonorité créé un contraste avec les origines de cette musique. Et avec les voix qui la servent. Des voix superbes.

Véronique Gens succède en beauté et intensité à Susan Graham et Mireille Delunsch. Sa présence de braise et sa diction ciselée s’associent à ses graves mouillés de larmes et à ses aigus lunaires. Elle est de toute évidence l’une des grandes sopranos dramatiques d’aujourd’hui. Son Iphigénie traverse les temps et bouleverse. Deux magnifiques timbres français lui donnent la réplique : celui du jeune ténor Stanislas de Barbeyrac en Pylade héroïque, dosant en subtilité son énergie et sa puissance dans ce rôle initialement destiné à un haute-contre. Oreste, le frère infanticide d’Iphigénie, l’ami de cœur et d’âme de Pylade, bénéficie de l’ampleur, de la virilité, de la sensualité du baryton Etienne Dupuis. Thoas le dictateur se déplace toujours en chaise roulante et se fait assassiner par Pylade dans la loge qui surplombe la fosse d’orchestre, Thomas Johannes Mayer lui apporte un cynisme froid et les noirceurs de sa tessiture de baryton basse. Les deux prêtresses et le ministre (Adriana Gonzalez, Emanuela Pascu, Tomasz Kumiega) chantent et fixent toujours leurs personnages dans la fosse. Fidèle aux rendez-vous depuis 10 ans, la comédienne Renate Jett enfile encore costumes et gestique du clone vieilli d’Iphigénie.

Hasard de programmation : tandis que l’Opéra de Paris remet en selle cette vision anticonformiste de la tragédie d’Iphigénie mise en musique par Gluck, le Théâtre de la Ville propose celle, postérieure à Gluck, en verbe et poésie de Goethe, très sagement servie par le metteur en scène Jean-Pierre Vincent (voir WT 5452 le compte-rendu de Corinne Denailles). On peut goûter aux deux, passer du plongeon dans la psychanalyse pratiqué à l’Opéra à la clarté de lecture jouée en direct au théâtre.

Iphigénie en Tauride de Christoph Willibald Gluck, livret Nicolas-François Guillard d’après Euripide. Orchestre et chœur de l’Opéra National de Paris, direction Bertrand de Billy, chef de chœur Alessandro di Stefano, mise en scène Krzysztof Warlikowski, décors & costumes Malgorzata Szczesniak, lumières Felice Ross, vidéo Denis Guéguin, chorégraphie Claude Bardouil. Avec Véronique Gens, Etienne Dupuis, Stanislas de Barbeyrac, Rhomas Johannes Mayer, Adriana Gonzalez, Emanuela Pascu, Tomasz Kumiega, Renate Jett.

Palais Garnier, les 2, 7, 9, 12, 19, 22, 25 décembre à 19h30, le 4 à 14h30, le 15 à 20h30
08 92 89 90 90 – www.operadeparis.fr

Photos Guergana Damianova – Opéra National de Paris

A propos de l'auteur
Caroline Alexander
Caroline Alexander

Née dans des années de tourmente, réussit à échapper au pire, et, sur cette lancée continua à avancer en se faufilant entre les gouttes des orages. Par prudence sa famille la destinait à une carrière dans la confection pour dames. Par cabotinage, elle...

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