Il est mort le poète

Il est mort le poète

Voilà, il est parti. Laurent Terzieff est mort vendredi 2 juillet, à l’hôpital de la Salpêtrière. Il avait 75 ans. On n’entendra plus cette voix profonde et troublante qui contrastait avec la fragilité du corps de plus en plus émacié. Au fil des années, sa présence prenait plus de poids à mesure que son corps semblait s’effacer. On savait que cet homme qui se nourrissait d’olives et de poésie était fragile, on le savait sans accepter pourtant d’envisager qu’il pourrait nous quitter si prématurément. L’immense émotion suscitée par cette disparition est à la mesure de l’homme et de l’artiste qui avait accédé de son vivant à un statut de mythe dans le monde du théâtre comme malgré lui. Révélé au cinéma dans Les Tricheurs de Marcel Carné en 1958, il avait l’envergure pour être une star du grand écran mais le théâtre répondait mieux à ses attentes, ce qui ne l’a pas empêché de tourner avec les plus grands (Buñuel, Autant-Lara, Clouzot, Pasolini, Godard). C’est en assistant à La Sonate des spectres mise en scène par Roger Blin, en qui il voyait son père spirituel, qu’il a décidé de consacrer sa vie au théâtre. Il fait ses débuts en 1952, dans une pièce d’Arthur Adamov mise en scène par Jean-Marie Serreau. Parce qu’il a creusé son sillon en marge du star system, il n’est pas toujours très connu du grand public mais il n’est pas un amateur de théâtre qui l’ignore ; il exerçait chez ses admirateurs une véritable fascination et suscitait une ferveur inouïe, chez les jeunes aussi.

Ceux qui l’ont vu n’oublieront pas le grand Philoctète qu’il a joué à l’Odéon cet hiver, (et en tournée) - exactement 50 ans après avoir été le Tête d’or de Claudel mis en scène par Jean-Louis Barrault, dans ce même théâtre -, rôle pour lequel il a reçu l’un des deux Molière qui lui a été décerné, celui du meilleur acteur en 2010 ; l’autre étant celui du meilleur spectacle du théâtre privé pour L’Habilleur de l’Irlandais Brian Friel. C’est grâce à Christian Schiaretti, directeur du TNP de Villeurbanne que Terzieff a eu l’occasion de revenir au théâtre subventionné. Depuis les années 1950, du Théâtre Le Lutèce au Lucernaire, en passant par le La Bruyère jusque dernièrement au Théâtre Rive-gauche, il défendait un théâtre d’art et de poésie avec sa compagne Pascale de Boysson, dont il ne s’est jamais remis de la disparition en 2002. C’était un chercheur d’or qui trouvait des pépites du côté du théâtre anglo-saxon, lui qui avait des origines russes et se sentait chez lui en lisant Dostoïevski. En 50 ans de carrière, il aura révélé de nombreux dramaturges comme Mrozek, Milosz, Saunders (Molière pour Ce que voit Fox, en 1988 ), Albee (Zoo Story, 1969), Schisgal, Harwood (Molière sa mise en scène de Temps contre temps en 1993) Friel (il avait mis en scène et joué Molly, aux côtés de Fabrice Luchini et Caroline Sihol). Homme de théâtre, c’est-à-dire poète, il aimait à communiquer son amour de la poésie, Rimbaud, Rilke, Brecht dont il habitait les poèmes comme en son pays.

Un engagement total

Terzieff a conduit sa carrière singulière, dans des conditions souvent difficiles, avec une totale intransigeance envers lui-même et une exigence artistique sans faille. C’était aussi un homme engagé qui avait signé le Manifeste des 121 en 1960 et la pétition contre la guerre en Irak en 2002. Mais engagé, il l’était surtout au théâtre, une manière pour lui de se mettre à l’écoute de ce monde dont il éprouvait l’hostilité, dans une quête permanente de partage avec le public. Quand, de sa voix grave, douce et profonde, il parlait avec ferveur d’un spectacle ou d’un auteur, on le sentait animé d’une ardeur intérieure qui tenait à la fois de l’exaltation et d’un émerveillement de l’enfance qui éclairait ses grands yeux bleus. Sur scène, sa haute silhouette de verre irradiait le plateau ; il jouait aux frontières de la déclamation et de l’emphase qu’il transcendait par la magie de son art si singulier et réinventait ainsi à chaque rôle le jeu de l’acteur. Au-delà du grand artiste, nous perdons aujourd’hui une belle âme, une référence artistique et culturelle précieuse dans une société qui, jour après jour, nie la nécessité de l’art dans la vie de chacun au profit de la seule rentabilité, réduisant l’homme à un statut de consommateur. Nous avons besoin des poètes pour bien vivre, comme le disait déjà Terzieff en 1993 : « Dans une époque informatisée au paroxysme, où le consommateur d’images s’apparente de plus en plus à une foule solitaire, où les maîtres de la technologie n’ont jamais autant parlé de communication, je crois que le théâtre est une des dernières expériences qui soit encore proposée à l’homme pour être vécue collectivement. Et l’acteur de théâtre est le magicien de cette expérience. » Terzieff était bien ce magicien dont la grâce et la force de conviction avait le pouvoir de rendre chacun d’entre nous un peu plus humain. Ses derniers mots qui nous restent en mémoire sont ceux prononcés par Philoctète : « je vous laisse à votre solitude ; je vous quitte. »

Photographie de Philoctète : Christian Ganet

A propos de l'auteur
Corinne Denailles
Corinne Denailles

Professeur de lettres ; a travaille dans le secteur de l’édition pédagogique dans le cadre de l’Education nationale. A collaboré comme critique théâtrale à divers journaux (Politis, Passage, Journal du théâtre, Zurban) et revue (Du théâtre,...

Voir la fiche complète de l'auteur

Laisser un message

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

S'inscrire à notre lettre d'information
Commentaires récents
Articles récents
Facebook