Deux vaisseaux à Versailles

Les vaisseaux fantômes de Pierre-Louis Dietsch et de Wagner ont fait escale à l’Opéra royal de Versailles.

Deux vaisseaux à Versailles

C’est à l’imagination croisée de Marc Minkowski et du Centre de musique romantique française (installé au Palazzetto Bru Zane, à Venise) que l’on doit d’avoir redécouvert une partition qui fut créée en 1842 à l’Opéra de Paris, alors appelée Académie royale de musique, dans le bâtiment de la rue Le Peletier.

Tout commence par une tempête. Une tempête bien réelle. En mars 1839, Wagner est kapellmeister à Riga. Intrigues, cabales. Wagner est remercié. Couvert de dettes, il doit fuir ses créanciers. Comment ? Une seule solution : par la voie maritime. Il embarque sur un brick avec femme et chien. Destination Copenhague. Oui mais survient une tempête qui précipite le bateau sur les côtes de Norvège. La légende du « Fliegende Holländer » ou Hollandais volant (c’est ainsi qu’on l’appelle en Allemagne) lui revient à l’esprit et lui inspire le scénario d’un opéra. Heine et Coleridge, avant lui, ont écrit sur ce thème.

Le voyage reprend. Voici Wagner en Angleterre, à Boulogne-sur-Mer, à Paris. Là, il croit faire fortune, s’imposer au moins comme compositeur. Peine perdue. L’éditeur Schlesinger lui confiera le soin de faire des arrangements d’airs à la mode, et le directeur de l’Opéra, Léon Pillet, acceptera d’acheter son scénario, sans lui demander pour autant de composer la musique. Son Fliegende Holländer, Wagner le composera pour lui, et l’entendra pour la première fois à Dresde, en 1843, sous sa propre direction (la première française n’aura lieu qu’en 1893, à l’Opéra de Lille). A Paris, cependant, il découvre la musique de Berlioz, notamment Roméo et Juliette, qui l’éblouit. Sa propre musique en porte la trace.

La musique de son époque

Le scénario de Wagner ? Léon Pillet le confie à un certain Pierre-Louis Dietsch (1808-1865), qui le met en musique sous le titre Le Vaisseau fantôme ou le Maudit des mers*. C’est cet opéra, qui fut joué onze fois de novembre 1842 à janvier 1843, qu’on a pu entendre le 21 mai à l’Opéra royal de Versailles, suivi de son double allemand, le Fliegende Holländer de Wagner.

A quoi ressemble la partition de Dietsch ? On a envie de répondre : à son époque. Avec toutes les pages qu’on attend d’un pareil ouvrage : une prière, un morceau à vocalises, une chanson à boire (dont se souviendra peut-être Offenbach), un air du Hollandais mêlant ferveur et mélancolie, un quintette avec chœur, un sombre et beau chœur d’hommes, etc. Le tout orchestré avec prudence, sauf dans un ou deux moments frénétiques. On se trouve quelque part du côté du jeune Verdi, ou de Donizetti quand il ne se donne pas trop de mal. Du côté de chez Meyerbeer aussi. Mais on est aux antipodes du Benvenuto Cellini (1838) d’un Berlioz, qui transcende mille fois son époque et s’impose, lui, comme une personnalité incandescente. A la décharge de Dietsch, il faut dire que les librettistes (Paul Foucher et Henri Revoil), par leurs rimes et leurs conventions, informent la musique et lui donnent son allure réglée, attendue, même dans les moments d’agitation. « De nos beaux jours d’enfance/Temps où notre innocence/N’avait qu’une espérance », etc. Scribe n’est pas loin.

L’ouvrage s’achève par un étrange postlude instrumental, apaisé, avec des harpes signifiant la rédemption du Hollandais. Comme chez Wagner. Comme chez Wagner ? Mais non, pas du tout ! Car Marc Minkowski nous offrait là la première version du Fliegende Holländer, celle qui existait avant que soit composé le passage suave qui évoque la transfiguration de Senta et du Hollandais (et qui intervient à la fin de l’ouverture et à la fin de l’ouvrage).

Temps orageux et temps mitigé

Wagner est un compositeur célèbre, bien sûr, et la comparaison est aisée entre le génie reconnu et le musicien oublié, surtout quand l’un et l’autre traitent la même histoire. Mais il y a chez l’un, vraiment, une griffe irremplaçable, là où chez l’autre on trouve d’abord une sûreté de main. Surtout, la musique orageuse de Wagner colle parfaitement à son sujet et évolue avec lui, alors que celle de Dietsch, finalement, pourrait convenir à bien des situations.

On se réjouit, en tout cas, d’avoir pu entendre tour à tour ces deux ouvrages, surtout dans un théâtre aussi beau, aussi intime, qui porte idéalement les voix. Les deux distributions, équilibrées et variées dans le choix des timbres et des tessitures, ont fait preuve d’un bel engagement. On citera en particulier Sally Matthews, parfaite de délicatesse dans Minna, et Ingela Brimberg, poignante Senta malgré des aigus parfois criés. Bernard Richter, Magnus chez Dietsch et Georg chez Wagner (ainsi s’appelle Erik dans la première version du Holländer), où il remplaçait Eric Cutler, est un ténor fougueux dont on attendra beaucoup à l’avenir. Russell Braun (Troïl, le Hollandais chez Dietsch), Vincent Le Texier en Hollandais meurtri, et Julien Behr (Eric chez Dietsch, le Pilote chez Wagner), pour ne citer que quelques noms, étaient chacun dans la peau et la voix de leurs personnages.

On sait par ailleurs la fougue de Marc Minkowski, le parti qu’il obtient des instruments (d’époque) de ses Musiciens du Louvre, le sens dramatique qui le porte à soutenir l’intérêt d’un bout à l’autre d’un opéra, ou plutôt, ici, de deux opéras on ne peut plus différents, quand bien même l’un et l’autre utilisent la forme à numéros. Quant au Chœur de chambre philharmonique estonien, s’il n’atteint pas à la rutilante précision d’un Monteverdi Choir, il sait créer une ambiance et donner du sang à des partitions où il est question de mer et de dérive et de mort.

* Le Vaisseau fantôme est aussi le titre donné, en France, à Der fliegende Holländer de Wagner quand on ne le désigne pas sous son intitulé original en allemand.

images : un naufrage en 1836 dessiné par Bourgade (dr) / portrait de Dietsch (dr)

Dietsch : Le Vaisseau fantôme  ; Sally Matthews, Bernard Richter, Russell Braun, Julien Behr, Ugo Rabec, Mika Kares. Wagner : Der fliegende Holländer ; Vincent Le Texier, Ingela Brimberg, Mika Kares, Bernard Richter, Hélène Schneiderman, Julien Behr. Choeur de chambre philharmonique estonien, Les Musiciens du Louvre-Grenoble, dir. Marc Minkowski. Opéra royal de Versailles, 21 mai. Ce programme sera repris à la MC2 de Grenoble les 23 mai (Wagner) et 24 mai (Dietsch), puis au Konzerthaus de Vienne.

A propos de l'auteur
Christian Wasselin
Christian Wasselin

Né à Marcq-en-Barœul (ville célébrée par Aragon), Christian Wasselin se partage entre la fiction et la musicographie. On lui doit notamment plusieurs livres consacrés à Berlioz (Berlioz, les deux ailes de l’âme, Gallimard ; Berlioz ou le Voyage...

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