« Villes lyriques », un livre de Jérôme Pesqué
D’une ville l’autre, l’opéra
Un ouvrage d’une riche érudition envisage un siècle et demi d’activité lyrique dans une quarantaine de villes francophones européennes.
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- 9 décembre 2024
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JÉRÔME PESQUÉ NOUS AVAIT OFFERT, il y a quelques mois, une biographie de Régine Crespin, qui comportait également, ou plutôt essentiellement, une précieuse chronologie de la carrière de la chanteuse. Le rédacteur en chef du site odb-opera.com nous propose cette fois un panorama historique de l’opéra dans l’espace francophone européen depuis 1880, époque où « peu à peu, de nouveaux piliers du répertoire d’aujourd’hui encore s’installent durablement à l’affiche. [En effet,] avec les décès successifs de Meyerbeer (1864), Rossini (1869), Auber (1871), Bizet (1875), Wagner (1883), Gounod (1893), Thomas (1896) et Verdi (1901), on monte plus d’ouvrages morts que de compositeurs vivants, et ce, pour la première fois de l’histoire. C’est un tournant décisif, le phénomène ne faisant que s’amplifier. »
Les programmes d’une quarantaine de villes sont ainsi explorés au fil de cent cinquante ans d’histoire, d’Angers à Vichy : villes françaises pour la plupart, auxquelles il faut ajouter Bruxelles, Liège, Genève, Lausanne et Monte-Carlo, qui suivent peu ou prou le même chemin. La redécouverte des opéras de Mozart (qu’on peut situer à la fin des années 1940, à l’initiative notamment du Festival d’Aix-en-Provence), l’essor irrésistible du répertoire baroque (dont la production d’Atys en 1987, à l’Opéra Comique, est l’emblème), le déclin puis le retour timide de compositeurs comme Meyerbeer, la propension à représenter les ouvrages dans leur langue originale, tous phénomènes qui ont marqué ces dernières décennies (on pourrait citer l’obsession récente de produire des spectacles dits « éco-responsables »), sont présentés en guise d’introduction par Jérôme Pesqué, qui nous rappelle par ailleurs qu’un ténor comme Georges Thill (1897-1984) s’est produit il y a soixante ans et plus dans des villes comme Firminy, Uriage, Nérac ou Gimont, que l’on imagine mal, aujourd’hui, accueillir un Ludovic Tézier ou une Sabine Devieilhe à l’occasion d’un récital.
Wagner au casino
C’est que les mœurs ont bien sûr changé : populaire il y a cent ans, l’opéra est aujourd’hui l’enjeu de recherches musicologiques et de débats théoriques qui concernent aussi bien les ouvrages (les metteurs en scène de théâtre y ont leur part) que le genre lui-même, réputé élitiste et coûteux. D’où le nombre de plus en plus faible de levers de rideau : 115 à Nice, par exemple, pour la saison 1909-1910, contre « seulement 15 un siècle plus tard, le nombre de titres étant quant à lui divisé par 6, chutant de 29 à 5. […] Cette évolution est conforme à ce qu’on a observé à peu près partout en France sur le temps long. »
Ville après ville, la plupart des chapitres étant dédiés à un artiste né in loco ou à une personnalité ayant marqué la ville en question (José Van Dam à Bruxelles, Renée Auphan à Lausanne, Jodie Devos et Patrick Davin à Liège, Gérard Corneloup à Lyon, Cecilia Bartoli à Monte-Carlo, Serge Gaymard à Reims, Eva Kleinitz à Strasbourg, Jean-Claude Malgoire à Tourcoing…), et au prix de recherches approfondies, Jérôme Pesqué fait revivre les heures marquantes d’une activité lyrique qui réserve parfois des surprises : sait-on que Le Barbier de Séville, en 1958, était dirigé à Angers par une femme (Josy Giraud) ? que Grace Bumbry se produisit dans Les Troyens en 1989 à Marseille ? que Raoul Gunsbourg fut pendant cinquante-sept ans à la tête de l’Opéra de Monte-Carlo ? que 3 000 ouvrages ont vu le jour à l’Opéra Comique ? que Germaine Lubin fut Eva des Maîtres-Chanteurs en 1928 au Casino de Vichy ?
Marguerite et le croc
Connaisseur éclairé, Jérôme Pesqué apporte des précisions nécessaires : sur le rôle joué à La Monnaie par Gerard Mortier, qui s’est appuyé sur un processus déjà lancé avant lui ; sur le fait que, malgré un Radamisto en 1996, « Marseille reste radicalement étrangère au mouvement baroque » ; sur l’abondance de l’offre lyrique parisienne (où l’on a pu voir à l’Opéra treize mises en scène de Robert Carsen !) ; sur la politique de Rolf Liebermann, qui a continué de mettre à l’affiche des chanteurs français après avoir dissout la troupe de l’Opéra. Il se souvient qu’à Montpellier, un Faust de Gounod fut représenté « avec le fœtus d’une Marguerite auto-avortée pendu à un croc de boucher », il juge qu’à l’Opéra de Paris Manon selon Coline Serreau fut un « désastre scénique », il rappelle que « l’Opéra de Saint-Étienne apparaît comme un des fers de lance de la défense des ouvrages français les plus rares ». Et lance des idées de recherche (sur la piste de Ferdinand Aymé à Nîmes).
D’autres livres récents se sont penchés sur le devenir de l’opéra (L’Opéra, s’il vous plaît de Jean-Philippe Thiellay, Les Belles Lettres) ou de la musique dite classique en général (Le Génie des Modernes de Lionel Esparza, Premières Loges). Celui-ci fait un bilan, ville par ville, saison par saison, et s’interroge aussi sur la création d’ouvrages nouveaux, sur la moyenne d’âge du public, sur le basculement sociologique qui affecte ce dernier, etc. Autant de données qui nous font réfléchir à la place qu’occupe l’opéra dans les villes françaises depuis cent cinquante ans et à la manière dont il est perçu : art ou divertissement ? luxe ou nécessité ?
Jérôme Pesqué : Villes lyriques. L’opéra dans l’espace francophone européen (1880-2024), 2024, 430 p.