Némésis par Tiphaine Raffier

La metteuse en scène reste fidèle au roman de Philip Roth tout en lui donnant une dimension mythologique

Némésis par Tiphaine Raffier

A priori, rien ne semble plus éloigné du théâtre que Némésis de Philip Roth (2010), mélange de notations très concrètes sur l’Amérique des années quarante et de réflexions philosophiques sur le mal et la culpabilité. Cela n’effraie pas la jeune et brillante metteuse en scène Tiphaine Raffier qui affronte ici le premier texte qui n’est pas de sa main. Elle met la barre très haut avec ce roman ultime de l’immense auteur américain, autant dire son testament. Le mal dont il est question prend la forme d’une épidémie de poliomyélite, maladie à l’époque sans remède, qui frappe les jeunes de la communauté juive de Newark, proche de New York, en 1944. Un thème qui n’est évidemment pas sans lien avec l’épidémie de Covid que nous venons de vivre et toutes les dérives qu’elle a révélées.

Servie par une équipe très fournie d’une bonne vingtaine d’interprètes qui inclut l’orchestre de l’ensemble Miroirs étendus et le Chœur d’enfants du Conservatoire de Saint-Denis, Tiphaine Raffier relève le défi d’un texte polysémique qui met à mal l’american dream et ressasse la culpabilité d’un héros qui se croit responsable d’un mal qui le dépasse. Une culpabilité particulière où il est impossible de ne pas voir celle de certains membres de la communauté juive qui attribuent à leur propre faute la responsabilité de la Shoah.

Némésis, déesse de la vengeance et de la justice, punit les êtres emportés par leur hubris (orgueil demesuré). Elle semble s’acharner en effet sur le héros, Bucky Cantor, jeune prof de gymnastique, dont la myopie l’a empêché d’entrer dans l’armée américaine pour combattre sur le front de la deuxième guerre mondiale. Or Bucky se convainc qu’il est porteur sain du virus et l’a transmis à ses élèves et camarades.

Ce texte Tiphaine Raffier l’affronte avec une grande maîtrise, en découpant le spectacle en trois parties (trois actes), soit une forme très équilibrée de la tragédie. Trois parties très contrastées qui donnent un maximum de vivacité à la pièce en faisant appel par moments à la vidéo et à la comédie musicale, et se poursuit sans ennui sur presque trois heures (sans entracte). Ces procédés scéniques, elle les utilise avec tact et parcimonie dans ce spectacle très pensé (peut-être un peu trop).

Avatar d’Œdipe

Partant du principe que les tragédies antiques sont les premières comédies musicales de l’histoire, elle réussit à donner une portée mythologique à la pièce. Et formule quelques hypothèses auxquelles elle donne une traduction scénique, sans insister. N’est-ce-pas Némésis qui surgit brièvement sur le plateau, comme dans un rêve, sorte de sorcière avec ses attributs : un éclair dans la main droite et la roue de la fortune dans l’autre, proférant des imprécations dans une langue qu’on croit être le grec ? Et Bucky n’est-il pas un avatar d’Œdipe dans la toge blanche dont on le revêt à la fin du spectacle ? Comme Œdipe, Bucky souffre en effet de troubles de la vue et cause son propre malheur et celui des autres en faisant tout pour l’éviter.

Plongée dans la pénombre, voire le noir total, la première partie évoque le désarroi de la communauté qui, dans la touffeur de l’été 44, voit les premières victimes tomber. Et les faisceaux de lumière crue qui balaient et aveuglent par intermittence la salle ressemblent fort à la conscience et à la révolte de Bucky qui, lors de l’enterrement de la première victime, entend ces mots terribles prononcés par le rabbin : « Dieu a donné, Dieu a repris ». Mais la résignation n’est pas la règle commune et on cherche des boucs émissaires. Qui est responsable du fléau, le vent, les moustiques, les Italiens, le vendeur de hot-dog ou le pauvre Horace, simple d’esprit qui a le malheur de traîner là ? Et Bucky de se torturer : si c’était lui-même le coupable, lui qui est le point commun entre tous ces jeunes gens ?

Une échappatoire se fait jour au deuxième acte lorsque Marcia, la petite amie de Bucky, lui enjoint de la rejoindre dans un camp de vacances, au frais dans les forêts de Pennsylvanie. Un lieu idyllique nommé Indian Hill où les campers vivent dans l’insouciance et la légèreté, en chantant avec entrain des chansons devant un paysage sublime. Bucky peut y donner des cours de plongeon ou de lancer de javelot, disciplines où il excelle. Seule ombre au tableau, les noms des lieux qui renvoient aux tribus indiennes décimées ici même. D’ailleurs l’épidémie ne tarde pas à pointer le bout de son nez et à dissiper l’illusion de ce faux paradis.

Il faut attendre la troisième partie pour qu’apparaisse enfin en chair et en os le narrateur, Arnold, qui n’avait été jusqu’alors qu’une voix off (très épisodique). Trente ans plus tard, dans les années 70, Newark est devenue une banlieue dortoir de New York avec ses grands ensembles, et Arnold tombe sur Bucky vieilli et amoindri par une paralysie partielle due à la polio. Cruel retournement, l’ancien athlète croupit à présent dans un bureau de poste, seul job qu’il a pu trouver. Arnold a aussi été touché mais il fait face et ne se lasse pas de tancer son vieux copain, le traite de « maniaque du pourquoi ». A quoi bon, dit en substance ce coryphée moderne, chercher un responsable à la tragédie et un sens au destin ! Là pourrait bien être son hubris et la source de son malheur.

Avec sa grande carcasse, Alexandre Gonin joue Bucky jeune avec le côté lunaire qui convient pour incarner le héros dépassé par les événements. Stuart Seide qui incarne Bucky vieilli prématurément est poignant, tandis que Maxime Dambrin donne corps à la combativité du personnage qui ne se résigne pas.

On regrette juste la sonorisation excessive du spectacle qui loin d’aider à la compréhension du texte, le parasite et le brouille.

Photo : Simon Gosselin

Ateliers Berthier jusqu’au 21 avril 2023 www.theatre-odeon.eu
Avec Clara Bretheau, Eric Challier, Maxime Dambrin, Judith Derouin, Juliet Doucet, François Godart, Alexandre Gonin, Maika Louakairim, Tom Menanteau, Hélène Patarot, Edith Proust, Stuart Seide, Adrien Serre. Et les musicien·ne·s de l’ensemble Miroirs Étendus : Clément Darlu, Emmanuel Jacquet, Lucas Ounissi, Clémence Sarda, Claire Voisin. Et la participation du Chœur d’enfants du Conservatoire de Saint-Denis
Mise en scène : Tiphaine Raffier. Dramaturgie, assistanat à la mise en scène : Lucas Samain. Musique : Guillaume Bachelé. Arrangements musicaux : Pierre Marescaux, Clément Darlu. Scénographie : Hélène Jourdan, assistée d’Alice Girardet. Lumière : Kelig Le Bars. Vidéo : Pierre Martin Oriol. Son : Hugo Hamman. Chorégraphies collectives dirigées par Pep Garrigues. Costumes : Caroline Tavernier.
Tournée : Théâtre de Lorient, les 16 et 17 mai.

A propos de l'auteur
Noël Tinazzi
Noël Tinazzi

Après des études classiques de lettres (hypokhâgne et khâgne, licence) en ma bonne ville natale de Nancy, j’ai bifurqué vers le journalisme. Non sans avoir pris goût au spectacle vivant au Festival du théâtre universitaire, aux grandes heures de sa...

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