Wozzeck dans les tranchées
On peut difficilement imaginer opéra plus poignant et plus âpre que Wozzeck. À l’Opéra Bastille, on goûte la direction à la fois lyrique et acérée de Susanna Mälkki.
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- 11 mars 2022
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WOZZECK , OPÉRA CRÉÉ A BERLIN il y a près d’un siècle, est souvent décrit dans les histoires de la musique comme le dernier opéra, l’œuvre indépassable avec laquelle Lulu du même Alban Berg ou Les Soldats de Zimmermann (1965) ne peuvent rivaliser. Il est vrai que la concision de Wozzeck, son utilisation théâtrale de la technique dodécaphonique, les formes sur lesquelles repose chacune des scènes, en font une partition particulièrement solide qui permet au drame de s’exprimer en toute liberté.
Le réalisme de Wozzeck, ou plutôt la violence crue des situations qui le constituent, ne permet guère de transposition plus ou moins hasardeuse : il est toujours possible de situer La Traviata au fond d’un terrain vague ou Iphigénie en Tauride dans un asile de vieillards, mais Wozzeck aura toujours sont lot de soldats fous, de médecins sadiques et d’amoureuses perdues. On pourrait imaginer qu’un metteur en scène situe l’intrigue au temps de François Ier ou habille ses personnages de costumes antiques (après tout, la violence et la guerre ont existé à toutes les époques*), mais ce serait là une audace à rebours qui n’est pas dans l’air du temps.
Écran total
William Kentridge, qui signe la mise en scène présentée à l’Opéra Bastille (elle nous vient d’une coproduction entre le Festival de Salzbourg, le Metropolitan Opera de New York, l’Opéra de Toronto et Opera Australia), va dans le sens qu’on attend et sature le spectacle d’images de guerre, ce qui n’est pas sans raison : Wozzeck, créé en 1925, fut achevé dans l’immédiat après-Première Guerre mondiale, et le héros de Berg a manifestement souffert dans sa chair et dans son esprit des horreurs qu’il a pu voir. D’où un décor volontairement chaotique fait d’un empilement de meubles, d’escaliers, de planches, de chaises, à travers lequel les personnages doivent se frayer un chemin. Un décor qui ressemble davantage à une installation, et qui devient une espèce d’écran intégral et géant sur lequel sont projetés des dessins parfois animés de soldats, d’animaux mécaniques, de visages broyés par la guerre, etc. Ces dessins, signés William Kentridge, sont en eux-mêmes saisissants, mais ainsi utilisés ils produisent un double effet de monotonie et de confusion. Au tout début, Wozzeck présente un film au Capitaine, projeté sur un petit écran : voilà qui devrait suffire ; mais non, les projections nous poursuivent, jusqu’à ce que tout à coup, au début du troisième acte, apparaisse une carte de la région d’Ypres, en Belgique, qui fut le théâtre de batailles sanglantes en 1914 et en 1917.
Une touche de mélancolie est apportée par une marionnette qui figure l’enfant qu’ont eu Marie et Wozzeck ; c’est cette marionnette qu’on voit à la toute fin, à l’avant-scène, dans un moment bouleversant, cependant que les voix des enfants viennent des coulisses. Mais nous ne sommes pas près d’oublier la vision qu’offrait de Wozzeck en 1985, à l’Opéra de Paris, une Ruth Berghaus, avec Peter Gottlieb et Anja Silja.
Le chant qui sourd de la fosse
Dans ce décor évoluent des chanteurs qui composent une distribution cohérente : un Capitaine et un Docteur (Gerhard Siegel et Falk Struckmann) cyniques comme il se doit, un Tambour-Major hâbleur (John Daszak), et surtout une Marie qui ne sait plus qui elle est ni où elle est : Eva-Maria Westbroek excelle dans ces rôles de femmes égarées dans leurs passions (ah, sa Lady Macbeth de Mzensk !), qu’elle incarne avec sa voix sonore où l’on entend une vraie détresse. À cette Marie de luxe répond un Wozzeck assez monolithique, plus désabusé qu’angoissé, qui subit son destin sans essayer de le vivre. Johan Reuter est un malheureux soldat sans grand relief, qui dit plus qu’il chante, et donne la vision la moins flatteuse possible du personnage de Berg. Certes, le compositeur n’a pas écrit ici une partition tout entière vouée au bel canto, mais le fait qu’il utilise plusieurs types de déclamation, « du récitatif jusqu’au parlando, de la cantilène jusqu’à la colorature », comme il le précise lui-même, doit permettre aux interprètes de se glisser dans ces différentes manières de chanter.
Le lyrisme, il faut le trouver dans le chœur, très en forme depuis quelques mois, que ce soit dans La Khovantchina ou dans l’opéra de Berg, où sa participation est certes plus réduite, et surtout dans la fosse. Susanna Mälkki fait sonner son orchestre avec éclat mais sans le faire déferler au risque d’étouffer les voix. Elle ménage les perspectives, met en valeur ici un cor anglais sentimental, là des contrebasses rugueuses, fond sans les confondre les trompettes et le tuba, joue la carte de la souplesse et non pas du combat avec la scène. C’est elle qui apporte ce surcroît de lyrisme dont nous avons besoin.
Illustration : Wozzeck devant le corps de Marie (photo Agathe Poupeney/OnP)
* Les représentations de Wozzeck à l’Opéra Bastille sont dédiées aux victimes de la guerre en Ukraine.
Alban Berg : Wozzeck. Johan Reuer (Wozzeck), Eva-Maria Westbroek (Marie), Gerhard Siegel (le Capitaine), Falk Struckmann (le Docteur), John Daszak (le Tambour-Major), Tansel Akzeybek (Andrès), Marie-Andrée Bouchard-Lesieur (Margret), Mikhail Timoshenko et Tobias Westman (les Ouvriers), Vincent Morell (un Soldat). Susanna Mälkki (direction), William Kentridge (mise en scène). Opéra Bastille, 10 mars 2022. Représentations suivantes : les 13, 16, 19, 24, 27, 30 mars.