L’Or du Rhin de Wagner à l’Opéra Bastille jusqu’au 19 février

Wotan, le boxeur et le Ring

Nicholas Brownlee et plusieurs voix féminines donnent du lustre à un Or du Rhin pourvu d’une direction musicale attentive mais encombré d’une mise en scène paresseuse.

Wotan, le boxeur et le Ring

LE RING DE WAGNER EST REPRESENTÉ AUJOURD’HUI un peu partout dans le monde et ne fait plus figure de rareté ou d’événement. On ne peut pas dire cependant qu’il soit monnaie courante à Paris, depuis les premières représentations du cycle à l’Opéra (en français), sous la direction d’André Messager, avant la Première Guerre mondiale, puis en 1955 (dans la langue originale) sous la baguette de Hans Knappertsbusch – mais le Théâtre des Champs-Élysées avait montré l’exemple dès 1929 en important un spectacle venu de Bayreuth. On se souvient, pour citer quelques productions parisiennes, des Tétralogies montées au Châtelet en 1994 (avec Jeffrey Tate au pupitre, Pierre Strosser signant la mise en scène) et 2005 (Christoph Eschenbach, Robert Wilson), précédées en 1988, au Théâtre des Champs-Élysées, par le Ring signé Daniel Mesguich et dirigé par Berislav Klobucar*. Une mise en scène assez laborieuse de Günter Krämer à l’Opéra Bastille, il y a une douzaine d’années, n’avait guère marqué les esprits, et on attendait avec un intérêt mêlé de scepticisme celle que devait nous offrir Calixto Bieito à partir de 2020. Or, certaine pandémie devait passer par là… Il a fallu attendre ce début d’année 2025 pour que le premier épisode de la Tétralogie selon Bieito (L’Or du Rhin, qui en en est le prologue) devienne réalité.

Calixto Bieito fut longtemps qualifié de metteur en scène sulfureux, terme qui resterait à définir. Depuis son Enlèvement au sérail et son Armide au Komische Oper de Berlin, il y a une vingtaine d’années, le metteur en scène espagnol s’est beaucoup calmé et se contente aujourd’hui de recycler quelques recettes dont certaines ont conservé une partie de leur efficacité. Témoins, dans ce nouvel Or du Rhin, certaines scènes assez marquantes comme la descente de Wotan et Loge au Nibelheim, dans un décor délabré fait de câbles et d’androïdes. Les lumières sont pour beaucoup dans la réussite de ce tableau (plus que le costume de Mime, malheureux Gerhard Siegel en short et en marcel), ainsi que l’absence de projections, qui nous permettent de renouer un temps avec l’esprit du théâtre.

Fraise et grenouilles

Car à d’autres moments, hélas, ces fameuses images filmées encombrent l’espace (les images de coffre-fort, dès les premières mesures !) et trahissent la paresse d’un metteur en scène qui n’a plus rien à prouver, même si la réussite de The Exterminating Angel de Thomas Adès, l’an dernier, pouvait nous laisser espérer une embellie durable. Contrairement à Peter Sellars pourtant, Calixto Bieito s’efforce de raconter une histoire, quand bien même sa Freia (Eliza Boom) ressemblerait à une clocharde, son Froh (Matthew Cairns) à un Christ hilare et son Fafner (Mika Kares) à un roi du pétrole texan revenu de Dallas. Les Filles du Rhin sont des femmes-grenouilles palmées, l’anneau est devenu une couronne, voire une fraise qui permet d’encercler le cou, les scènes de bagarre (entre Alberich et Wotan notamment) font rire ; mais la direction d’acteurs, vaille que vaille, reprend ses droits à plusieurs reprises.

Calixto Bieito n’est peut-être pas disposé à nous faire rêver dans les trois « journées » qui vont suivre (La Walkyrie, Siegfried, Le Crépuscule des dieux), mais on suivra malgré tout ce nouveau Ring avec intérêt, ne fût-ce que pour les voix et la santé de l’orchestre.

Côté vocal en effet, nous sommes plutôt gâtés. Les trois Filles du Rhin (Margarita Polonskya, Isabel Signoret, Katharina Magiera) ont les timbres différenciés qui leur permettent de former un véritable trio. Ève-Maud Hubeaux, la voix relativement légère, nous change des Fricka rauques et hargneuses. Marie-Nicole Lemieux, elle aussi pourvue d’un timbre de mezzo assez clair (et non pas de contralto, comme on le dit trop), renouvelle l’intervention d’Erda, qui semble venir d’un autre monde et non pas des profondeurs de la terre. Alberich, les géants, Froh et Donner font ce qu’on attend d’eux, et le font plutôt bien. On regrette toutefois que le Loge de Simon O’Neill soit un peu essoufflé et manque de cette sinuosité dans la voix, de ce timbre aigrelet, de cette ambiguïté qui feraient de lui, vraiment, l’entremetteur, le rusé, le caméléon, celui qui mène la danse car il n’est pas confiné dans son paradis menacé. N’est-il pas un dieu de condition inférieure, un messager de Wotan ?

Pris au piège

La très bonne surprise de la soirée reste l’arrivée in extremis de Nicholas Brownlee en Wotan, qui remplaçait Iain Paterson, souffrant, lui-même remplaçant Ludovic Tézier, qui aurait beaucoup apporté à cette production mais en a été empêché par une grippe sournoise. Solide, sonore, Nicholas Brownlee eût sans doute fait preuve de plus de finesse s’il avait pu répéter davantage avec le chef, mais il réussit à se glisser dans la mise en scène peu exigeante, on l’a vu, de Bieito, et à camper un Wotan d’une belle aisance, qui finit prisonnier des rets du Walhalla comme un boxeur pris au piège de son propre ring.

On attendait beaucoup de la direction musicale de Pablo Heras-Casado, qui ne nous a pas déçus sans pour autant nous enchanter entièrement. Allante mais prudente, délicate mais à la toute fin d’une étonnante lourdeur (l’entrée des dieux au Walhalla), la baguette du chef espagnol suit les méandres du drame mais ne lui donne pas cette mobilité de chaque instant qui fait le sel de L’Or du Rhin. On aurait aimé que chantent les timbres, notamment les bois (dans l’interlude qui suit la première scène, par exemple), alors qu’on entend une pâte, certes d’une grande souplesse, mais assez peu contrastée. L’Opéra Bastille n’est pas Bayreuth, certes, mais il nous a été donné d’y entendre des orchestres plus miroitants.

Illustration : Alberich aux prises avec les Filles du Rhin (photo Herwig Prammer/OnP)

* Rappelons que le même Théâtre des Champs-Élysées a entrepris une version de concert de la Tétralogie, sous la direction de Yannick Nézet-Séguin, étalée sur plusieurs saisons.

Wagner : Das Rheingold (« L’Or du Rhin »). Avec Brian Mulligan (Alberich), Nicholas Brownlee (Wotan), Simon O’Neill (Loge), Gerhard Siegel (Mime), Ève-Maud Hubeaux (Fricka), Eliza Boom (Freia), Marie-Nicole Lemieux (Erda), Kwangchul Yun (Fasolt), Mika Kares (Fafner), Florent Mbia (Donner), Matthew Cairns (Froh), Margarita Polonskya (Woglinde), Isabel Signoret (Wellgunde), Katharina Magiera (Flosshilde). Mise en scène : Calixto Bieito ; décors : Rebecca Ringst ; costumes : Ingo Krügler ; lumières : Michael Bauer ; vidéo : Sarah Derendinger. Orchestre national de l’Opéra de Paris, dir. Pablo Heras-Casado. Opéra Bastille, 5 février 2025. Représentations suivantes : 8, 11, 14, 19 février.

A propos de l'auteur
Christian Wasselin
Christian Wasselin

Né à Marcq-en-Barœul (ville célébrée par Aragon), Christian Wasselin se partage entre la fiction et la musicographie. On lui doit notamment plusieurs livres consacrés à Berlioz (Berlioz, les deux ailes de l’âme, Gallimard ; Berlioz ou le Voyage...

Voir la fiche complète de l'auteur

Laisser un message

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

S'inscrire à notre lettre d'information
Commentaires récents
Articles récents
Facebook