Un élixir dont le charme opère

Au Théâtre des Champs-Élysées, Jodie Devos et Cyrille Dubois nous font partager un exquis philtre d’amour dans le cadre des « Grandes Voix ».

Un élixir dont le charme opère

DONIZETTI A COMPOSÉ PLUS DE SOIXANTE-DIX opéras, mais on n’en compte qu’une dizaine au répertoire courant des théâtres lyriques. Parmi eux, L’elisir d’amore, créé en 1832 à Milan, partition délicieuse qui montre combien l’auteur de Lucia di Lammermoor a dépassé parfois ses facilités ordinaires pour viser au mélange le plus subtil du lyrique et du bouffon. À partir du quatuor habituel à ce type de répertoire (un ténor amoureux d’une soprano, un baryton qui jette le trouble entre eux, une basse qui à la fois perturbe l’histoire et permet de lui donner une fin), Donizetti a imaginé une partition qui ne choisit jamais entre le drame et la comédie, ou plutôt qui juxtapose constamment l’un et l’autre, le livret de Felice Romani (lui-même inspiré d’un texte écrit par Scribe pour Le Philtre d’Auber, créé un an plus tôt à Paris) mettant en abyme avec malice le mythe de Tristan et Iseult dans un village où le naïf Nemorino est épris de l’espiègle Adina.

Certaines pages étonnent autant qu’elles émeuvent, en particulier le duo « Io son ricco, e tu sei bella », entre Adina et Dulcamara, le médecin charlatan, qui télescope l’effusion de la première aux boniments comiques du second. L’intérêt dramatique de l’ouvrage, en réalité, repose sur la manière dont Adina, qui au début provoque le malheureux Nemorino, prend conscience des sentiments qu’elle éprouve au fil des péripéties et des humeurs de ce dernier, impatient de voir agir le philtre de Dulcamara.

Une candeur équivoque

Au Théâtre des Champs-Élysées, Jodie Devos excelle à jouer la capricieuse puis l’amoureuse, avec toute la gamme des sentiments intermédiaires. Sa voix, d’une étoffe plus riche que celle de bien des sopranos colorature, sonne avec une incroyable jeunesse. Ses notes graves ne sont jamais détimbrées, ses aigus faciles ne sombrent jamais dans la pyrotechnie mécanique : voici une Adina qui existe autant par la voix que par le tempérament. À ses côtés, Cyrille Dubois est un Nemorino débridé, facétieux, comédien mais jamais cabotin. On nous avait annoncé un chanteur « sortant à peine d’une laryngite », mais les intuitions scéniques et la maîtrise technique de Cyrille Dubois rendent justice sans faiblesse à la musique réellement inspirée de Donizetti. (La manière dont, au milieu d’un récitatif, le pianoforte le cède à l’orchestre quand Adina et Nemorino se retrouvent seuls, fait partie de ces délicatesses dont la partition est assez prodigue.) On admire cet artiste aussi à l’aise dans la violence et les vapeurs d’alcool de Point d’orgue de Thierry Escaich, que dans la candeur douce-amère de L’elisir d’amore.

Outre ce duo idéal, on salue la prestation de Philippe-Nicolas Martin, excellent dans le rôle du sergent Belcore tour à tour bellâtre et jaloux, et celle de Nicola Ulivieri, impeccable d’aplomb dans le rôle virtuose de Dulcamara, typique de l’opéra buffa. Le rôle de Gianetta est peu développé, mais Catherine Trottmann lui donne le cachet qui convient. De même le Chœur de chambre de Rouen, tout à fait en phase avec l’animation de la partition.

Sans être aussi fruité que celui de Rossini, l’orchestre de Donizetti n’a pas la pâleur de celui de Bellini. Il suffit de le traiter non pas à la légère mais avec sérieux pour qu’il ne sonne pas comme un simple accompagnement. C’est ce que fait Francesco Lanzillotta qui, à la tête d’une formation plus resserrée que l’Orchestre national d’Île-de-France, aurait peut-être gagné en nervosité, mais donne toutes ses chances au fondu des cuivres, qui ne claironnent pas exagérément, au mordant des cordes quand il le faut. Le basson en particulier, bien sûr dans la poignante romance « Una furtiva lagrima », mais aussi, de manière imprévue, quand Nemorino supplie Adina de ne pas épouser Belcore, est ici d’une couleur bienvenue.

Abordé avec soin par des interprètes à la hauteur, Donizetti se révèle un grand compositeur.

Illustration : Jodie Devos et Cyrille Dubois au cours des répétitions (photo Théâtre des Champs-Élysées)

Donizetti : L’elisir d’amore. Jodie Devos (Adina), Cyrille Dubois (Nemorino), Philippe-Nicolas Martin (Belcore), Nicola Ulivieri (Dulcamara), Catherine Trottmann (Giannetta) ; Chœur de chambre de Rouen, Orchestre national d’Île-de-France, dir. Francesco Lanzillotta. Théâtre des Champs-Élysées, 15 janvier 2022.

A propos de l'auteur
Christian Wasselin
Christian Wasselin

Né à Marcq-en-Barœul (ville célébrée par Aragon), Christian Wasselin se partage entre la fiction et la musicographie. On lui doit notamment plusieurs livres consacrés à Berlioz (Berlioz, les deux ailes de l’âme, Gallimard ; Berlioz ou le Voyage...

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