Turandot, un monument sans fissure

Gustavo Dudamel au pupitre, Robert Wilson à la mise en scène : la Turandot de l’Opéra Bastille révèle un beau profil marmoréen.

Turandot, un monument sans fissure

TURANDOT N’EST PAS LE PLUS SOUVENT représenté des opéras de Puccini. Laissé inachevé par la mort brutale du compositeur en 1924, créé en 1926 un an après la première de Wozzeck de Berg, Turandot ressemble peu aux partitions qui ont fait la gloire de Puccini. Même s’il est vain de classer ce dernier dans la catégorie approximative du vérisme (désigne-t-on par ce mot le choix des sujets ? une manière de concevoir le chant ?), il y a chez Puccini, qu’on le veuille ou non, une veine sentimentale qui nous fait vibrer aux aventures de Mimi, de Tosca ou de Cio-Cio-San – de même que nous vibrons aux aventures de Carmen ou de Violetta, voire de Manon. Mais Turandot, c’est tout autre chose : un conte de Gozzi qui se passe dans une Chine de fantaisie, une intrigue statique où il est question d’énigmes à résoudre, l’histoire d’une princesse cruelle qui veut se situer hors de l’Histoire et se vit elle-même comme un personnage de légende.

Sur cette donnée, Puccini a composé une partition d’une âpre grandeur, dans laquelle les solistes doivent rivaliser avec un chœur omniprésent et où le chant se caractérise quelquefois moins par la ligne que par la déclamation. Outre la rencontre entre l’Europe et l’Orient, c’est là ce qui, a priori, pouvait séduire Robert Wilson, qu’on imagine moins à l’aise avec les facéties de Gianni Schicchi ou les épisodes pittoresques de La Bohème. Dans sa mise en scène de Turandot, déjà représentée en 2018 au Teatro real de Madrid, l’héroïne principale, Calaf et les autres sont immobiles, comme le sont souvent les individus dans les mises en scène de Robert Wilson, mais a contrario Ping, Pang et Pong, les trois ministres facétieux, bougent beaucoup, sautent et dansent. On saluera leur prestation scénique et le bouquet très équilibré que forment leurs trois voix, alors que la direction d’acteurs des autres personnages, si l’on oublie quelques gestes hiératiques, se résume à très peu de chose.

Robert Wilson est un metteur en scène hors norme, et l’univers d’images qu’il a créé n’appartient qu’à lui, mais il faut reconnaître que cette Turandot n’est pas ce qu’il nous a offert de plus accompli ou de plus fouillé, si on la compare à son Pelléas et Mélisande, à son Faust (de Goethe), sans remonter bien sûr à Einstein on the Beach. Des éclairages ne font pas tout, et il y a quelque chose de paresseux dans cette mise en scène co-signée avec Nicola Panzer, qui nous surprend peu. (Petit rêve personnel : on aimerait que Robert Wilson, avec un chef d’orchestre digne de ce nom, mette en scène un jour Les Troyens : est-ce un souhait irréalisable ?)

Moins de chinoiseries que de terreur

L’autre intérêt de ce spectacle, c’est bien sûr la présence au pupitre de Gustavo Dudamel, nouveau directeur musical de l’Opéra national de Paris. On ne se permettra pas ici de porter de jugement définitif sur une direction efficace, qui ménage le lyrisme tout en faisant sonner l’orchestre et le chœur dans ce qu’ils ont de plus hiératique et de plus monumental : le paysage sonore de Turandot est moins fait de chinoiseries que de terreur. Les Noces de Figaro, que Dudamel dirigera en janvier au Palais Garnier, lui donneront sans doute l’occasion de faire preuve de sa souplesse, de sa manière de conduire le drame, de son sens des équilibres et des couleurs. On n’attendra pas cependant pour donner un coup de chapeau à Ching-Lien Wu, nommée il y a quelques mois à la tête des chœurs de l’Opéra de Paris, qui a préparé ses forces avec une belle efficacité. Volume, tranchant, homogénéité, nuances : on n’a pas toujours l’occasion d’entendre un chœur dans d’aussi bonnes conditions.

Côté distribution, on saluera la solidité d’Elena Pankratova dans le rôle-titre, un rôle qui n’est pas spécialement développé mais joue la carte de la grandeur plus que du sentiment, même si, à la fin du dernier acte, le personnage s’abandonne au jeu de l’amour (la production reprend le finale écrit par Alfano pour rendre l’opéra de Puccini représentable*). Gwyn Hugues Jones est un Calaf tout d’une pièce (qui réussit un « Nessun dorma » sans faute, sans prendre trop de risques non plus), mais on réservera une mention pour la Liù de Guanqun Yu, qui donne tout à coup de la fragilité au spectacle et chante ses ultimes pages avec dans la voix des ombres pleines de délicatesse. Les rôles secondaires sont bien distribués et contribuent à faire de cette Turandot une stèle monumentale, sans la faille qui peut-être aurait pu nous entraîner vers un ailleurs.

* On sait que Toscanini, lors de la création de l’opéra, le 25 avril 1926, posa sa baguette à l’endroit précis où Puccini, mort, avait interrompu sa partition.

Illustration : photo Charles Duprat/Opéra national de Paris

Puccini : Turandot. Elena Pankratova (Turandot), Gwyn Hugues Jones (Calaf), Guanqun Yu (Liù), Vitalij Kowaljow (Timur), Carlo Bosi (Timur), Alessio Arduini (Ping), Jinxu Xiahou (Pang), Matthew Newlin (Pong), Bogdan Talos (Un mandarin), Hyun-Jong Roh (le Prince de Perse) ; Maîtrise des Hauts-de-Seine/Chœur d’enfants dd l’Opéra national de Paris, Chœur et Orchestre de l’Opéra national de Paris, dir. Gustavo Dudamel. Robert Wilson, mise en scène ; Nicola Panzer, co-mise en scène. Opéra Bastille, 7 décembre 2021. Prochaines représentations : les 10, 13, 16, 19, 22, 26 et 30 décembre.

A propos de l'auteur
Christian Wasselin
Christian Wasselin

Né à Marcq-en-Barœul (ville célébrée par Aragon), Christian Wasselin se partage entre la fiction et la musicographie. On lui doit notamment plusieurs livres consacrés à Berlioz (Berlioz, les deux ailes de l’âme, Gallimard ; Berlioz ou le Voyage...

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