Critique – Opéra & Classique

Senza Sangue - Le Château de Barbe-Bleue

Peter Eötvös et Béla Bartók associés en chants de solitude

 Senza Sangue - Le Château de Barbe-Bleue

La création scénique mondiale du dernier opéra de Peter Eötvös vient d’avoir lieu à Avignon pour deux brèves représentations. L’événement est singulier et restera isolé en France. C’est à Hambourg en novembre prochain qu’aura lieu une nouvelle présentation de ce Senza Sangue – dont on sort secoués - que le compositeur hongrois a conçu en complément – introduction ? – au Château de Barbe Bleue de son compatriote Béla Bartók, une œuvre qui depuis longtemps fait partie de son répertoire de chef d’orchestre.

L’envie de compléter ce court opéra d’une heure l’obsédait, le Metropolitan Opera de New York lui en passa commande et en fit la création en version de concert il y a un an. L’opéra d’Avignon - « Grand Avignon Opéra » – est donc le premier à donner vie sur un plateau aux deux opéras associés.

Deux chants de solitude, deux quêtes menées par des femmes entêtées. On connaît celle de Bartók où Judith, nouvelle épouse de Barbe Bleue veut pénétrer tous les secrets du monde de l’homme qu’elle aime. Celle de l’héroïne de Senza Sangue, qu’Eötvös (né en 1944) tira d’un roman de l’italien Alessandro Baricco, est d’un ordre plus politique et mais tout aussi tenace.

L’inquiète sérénité d’un troisième âge

Elle, la femme, a connu de près les débordements sanguinaires d’une guerre civile. Elle avait à peine 10 ans quand trois hommes – militaires ? révolutionnaires ? – ont défoncé sa maison et assassiné son père et son frère. Elle était cachée sous une trappe. Le premier homme du commando, celui qui a donné le premier coup de feu, soulève la trappe et aperçoit l’enfant. Un regard, une soudaine prise de conscience ou d’empathie… Il referme la trappe. Les années passent. La vie reprend. Elle ne sera plus jamais paisible, ni pour l’enfant sauvée, ni pour le tout jeune homme qui mûrira sans oublier. Ils se rechercheront et se retrouveront dans l’inquiète sérénité d’un troisième âge tout juste amorcé. C’est à ce moment que commence l’opéra – oratorio pour deux voix ? – d’Eötvös. Elle, l’enfant devenue femme a éliminé deux des acolytes tueurs. Lui, a vieilli dans la peur de devenir sa troisième victime. Pourrait-elle se débarrasser de lui sans sang versé ? Senza Sangue… Le temps leur a enseigné le sens de la vie. Le respect de l’autre. L’amour.

Grisaille, lumière et sourde angoisse

Pour mettre en musique leur rencontre, Eötvös a confectionné une partition complexe aux sonorités à la fois puissantes et raffinées, essaimée de dissonances, d’aigus planants où les instruments, cordes, timbales, grosse caisse, les percussions et la harpe perchés dans des loges, créent une atmosphère de sourde angoisse. L’obsession qui a nourri la vie des deux personnages se concentre sur un fond sonore de grisaille et de lumière, tandis que les voix du parlé-chanté bondissent des suraigus aux graves. Eötvös, ancien directeur de l’IRCAM - nommé par Pierre Boulez -, connaît toutes les arcanes des musiques contemporaines tout comme celles des tonalités traditionnelles. Auteur de treize opéras dont cinq furent créés en France, il sait à merveille articuler l’ancien et le moderne, créer des mondes sonores nouveaux qui dès la première écoute semblent pourtant familiers. Un peu à la manière de Philippe Boesmans.

Il aime, également comme ce dernier, poser sa musique sur des textes littéraires. Et leur conserver leur langue d’origine : le russe pour Trois Sœurs d’après Tchekhov, le français pour Le Balcon d’après Jean Genet, l’anglais pour Angels in America de Tony Kushner... Ainsi Senza Sangue est chanté en italien par deux jeunes chanteurs aux larges promesses.

Le choix d’interprètes de leur âge déplace, ou plutôt avance dans le temps, la rencontre des deux personnages. Ce ne sont plus des sexa-septuagénaires, mais des jeunes adultes. La révélation de leur attirance réciproque en fin de parcours devient ainsi plus banale. Mais Albane Carrère, qui a déjà une belle carrière notamment Belgique relève la gageure en mezzo-soprano au medium chatoyant, au jeu léger et distancié. Elégante, toujours juste, maniant en virtuose les aigus piégés d’Eötvös. Elle sera la prochaine Carmen d’Avignon, en juin prochain. Le jeune baryton Romain Bockler au timbre solide et fruité lui fait face tout en pudeur.
Tous deux réussissent à habiter les quelques 50 minutes de l’œuvre dans la mise en espace et les lumières à la fois minimalistes et suggestives du metteur en scène hongrois Robert Alföldi dans le décor conçu dans le même esprit d’Emmanuelle Favre : un espace nu, arrondi en fond de scène où s’impriment couleurs et illusions. Pour tout mobilier, une table, deux chaises, accessoires réels ou virtuels quand ils se déplacent seuls à la façon de spectres animés.

Voyage initiatique aux sept portes

Le même arrondi en fond de scène a été choisi par Nadine Duffaut pour sa mise en scène du Château de Barbe Bleue, l’unique opéra de Béla Bartók (1881-1945). Comme pour Senza Sangue, un seul mobilier occupe l’espace : un trône – symbole. Des vidéos finement choisies, défilent sur la corolle du mur, toujours en accord avec l’action mais jamais en pléonasmes ou surcharges, portes s’ouvrant sur des néants, des couleurs, des êtres ou des objets fantasmés. Dans ce voyage initiatique aux sept portes, tout repose sur les interprètes, le narrateur Philippe Murgier qui prête sa silhouette aux ombres évoquées et surtout bien évidemment ceux qui incarnent les personnages clés, Judith, la jeune mariée qui veut tout savoir, à laquelle Adrienn Miksch, soprano hongroise apporte une spontanéité juvénile et une voix flexible où passent toutes les nuances de la séduction, de la peur, de la passion, de la colère. Face à elle, lui résistant avec sa stature de colosse et son magnifique timbre de baryton basse, Károly Szemerédy s’impose en puissance et retenue, il résiste, il se soumet, elle le défie, elle l’embobine, il finit par accepter l’inacceptable. Loin des mutations oniriques des Espagnols de la Fura del Baus ou du polonais Warlikovski (voir WT 1071 & 4889), Nadine Duffaut fait « lever le rideau de nos cils » sur des images à la fois simples et lyriques .

Dans la fosse Peter Eötvös à la tête de l’Orchestre Régional Avignon Provence, donne chair et sang aux deux œuvres, la sienne en noirs mystères et métaphores sonores, celle de Bartók en chatoiements subtils.

A quand une reprise ?

Senza Sangue de Peter Eötvös, livret de Mari Mezei d’après le roman d’Alessandro Baricco, mise en scène et lumières Robert Alföldi, décors Emmanuelle Favre, costumes Danièle Barraud. Avec Albane Carrère et Romain Bockler.
Le Château de Barbe-Bleue de Béla Bartók livret de Béla Balazs d’après le conte de Perrault, mise en scène Nadine Duffaut, vidéos Arthur Colignon, lumières Philippe Grosperrin. Avec Philippe Murgier, Adrienn Miksch et Károly Szemerédy.
Orchestre Régional Avignon Provence direction Peter Eötvös.

Opéra Grand Avignon, les 15 et 17 mai 2016. - www.operagrandavignon.fr

Photos Cédric Délestrade

A propos de l'auteur
Caroline Alexander
Caroline Alexander

Née dans des années de tourmente, réussit à échapper au pire, et, sur cette lancée continua à avancer en se faufilant entre les gouttes des orages. Par prudence sa famille la destinait à une carrière dans la confection pour dames. Par cabotinage, elle...

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