Le retour d’Armide

À l’Opéra Comique, l’opéra de Gluck est servi par de forts tempéraments et la souplesse des Talens lyriques.

Le retour d'Armide

IL EST POSSIBLE, ASSEZ RÉGULIÈREMENT, d’assister à des représentations d’Orphée selon Gluck (que ce soit dans la version originale, Orfeo ed Euridice, dans la traduction française de 1774 ou dans la version mise au point par Berlioz pour Pauline Viardot), d’Iphigénie en Tauride, voire d’Alceste*. Armide en revanche fait figure de rareté : l’ouvrage n’a pas été mis en scène à Paris depuis 1913, le public parisien ayant pu toutefois assister à plusieurs versions de concert, dont celle donnée en novembre 2016 à la Philharmonie de Paris avec Gaëlle Arquez, sous la direction de Marc Minkowski, dans la foulée des représentations scéniques que ce dernier avait dirigées à l’Opéra de Vienne**. Constat étonnant, si l’on considère la vigueur de cet ouvrage, la manière dont l’inspiration de Gluck y croît d’acte en acte et aussi l’intelligence avec laquelle le compositeur reprend le livret que Quinault avait écrit au siècle précédent pour Lully ; imagine-t-on un compositeur d’aujourd’hui utilisant le livret de Pelléas  ?

La production proposée par l’Opéra Comique (munie d’un riche programme de salle) est donc particulièrement bien venue. Christophe Rousset, aussi à l’aise dans Rameau que dans Spontini, connaît sur le bout des doigts ce répertoire, ses pièges et sa richesse. Il sait qu’un opéra de Gluck, contrairement à une tragédie lyrique ou à une comédie-ballet de Rameau, n’est pas une marqueterie éblouissante ; il sait aussi que Gluck incarne une période de la sensibilité qui est une réponse à la fois à Rousseau et aux Lumières politiques. D’une certaine manière, avec sa concision dans la forme et sa manière d’exprimer les passions sans détour, Gluck nous fait deviner ce que serait l’idéal de l’opéra selon Diderot.

Le stupéfiant air final

Il y a dans Armide autant de merveilleux que de passions impossibles, autant de dépaysement que de sérieux dans la manière de traiter l’élan amoureux. On saura gré ainsi à Véronique Gens, elle aussi familière aussi bien du répertoire dit baroque que de la tradition lyrique française, de donner corps et chair à une magicienne qu’elle incarne sans faiblesse, jusqu’au stupéfiant air final (« Le perfide Renaud me fuit »), moment sublime de désespoir où la phrase la plus douloureuse, les silences et un dernier sursaut conduisent à une série d’accords qu’on dirait presque beethovéniens. Sa haute stature lui permet, d’un geste, de congédier les importuns et de donner une constante dignité à son Armide (mais que signifient les petites ailes fichées dans ses cheveux ?).

Au rôle assez bref de Renaud, celui qui ne peut pas aimer Armide et la quitte comme est quittée Didon, Ian Bostridge offre sa diction presque sculptée et son timbre à la fois viril et innocent, d’une lumière irréelle, qui parfois peut rappeler celui de Charles Workman, le Renaud de l’enregistrement de Minkowski. Avec son déguisement d’oiseau maléfique et son habit de parchemins (ceux qui annoncent les mauvaises nouvelles ?), Anaïk Morel est une Haine d’une belle énergie, qu’on aurait aimée peut-être un peu plus noire. Les autres rôles sont bien distribués, à commencer par les personnages féminins qui apportent féerie et légèreté à l’ouvrage (Sidonie, Phénice, Mélisse, Lucinde, etc.) et qu’interprètent Florie Valiquette et Apolline Raï-Westphal.

Subite et merveilleuse douceur

On a cité Christophe Rousset : à la tête de ses Talens lyriques, il nous offre un Gluck plus subtilement dosé que tragique, plus délié que sauvage, à la différence de Minkowski, et nous fait passer avec souplesse par les ambiances successives de l’ouvrage. Si le premier acte a encore quelque chose de gourmé, le deuxième séduit avec son air de Renaud qui n’est pas sans rappeler l’air des Champs-Élysées d’Orphée, cependant que le troisième est celui, trépidant, de la haine, mais s’abîme à la fin dans une merveilleuse et subite douceur. Les deux derniers, après quelques scène paisibles et vouées aux plaisirs, précipitent l’action jusqu’à l’air furieux d’Armide, dont les timbales des Talens lyriques martèlent la volonté retrouvée.

La mise en scène de Lilo Baur peut inquiéter au début, avec ses néons criards, mais très vite apparaît un arbre qui sera le pivot de la scénographie. Aux costumes d’un Orient de fantaisie, succèdent des paysans ou des hommes des bois plus ou moins identifiés. Ainsi grimés, les membres du chœur Les Éléments évoluent avec aisance mais sans que leurs déplacements correspondent à une vraie nécessité dramatique ou musicale ; on peut à cet égard déplorer que les trois danseurs qui participent au spectacle (Mai Ishiwata, Fabien Almakiewicz et Nicolas Diguet) ne soient pas davantage mis à contribution pour exalter les pages instrumentales et donner plus de nerf au spectacle. Il y a là, malgré tout, une sobriété sans prétention qui nous change des terrains vagues et autres visages sur grand écran.

Illustration : Armide (Véronique Gens) aux prises avec les messagers de la Haine (photo Stéphane Brion)

* Iphigénie en Aulide, autre opéra peu souvent représenté de Gluck, a été donné le 7 octobre dernier en version de concert au Théâtre des Champs-Élysées.
** Marc Minkowski et les Musiciens du Louvre ont enregistré Armide avec notamment Mireille Delunsch, Charles Workman et Ewa Podles (Archiv).

Gluck : Armide. Avec Véronique Gens (Armide), Anaïk Morel (la Haine), Ian Bostridge (Renaud), Edwin Crossley-Mercer (Hidraot), Philippe Estèphe (Aronte, Ubalde), Enguerrand de Hys (Artémidore, le Chevalier danois), Florie Valiquette (Sidonie, Mélisse, Bergère), Apolline Ray-Westphal (Phénice, Lucinde, Plaisir, Naïade). Mise en scène : Lilo Baur, décors : Bruno de Lavenère, costumes : Alain Blanchot, lumières : Laurent Castaingt. chœur Les Éléments, les Talens lyriques, dir. Christophe Rousset. Opéra Comique, 7 novembre 2022. Représentations suivantes : les 9, 11, 13 et 15 novembre.

A propos de l'auteur
Christian Wasselin
Christian Wasselin

Né à Marcq-en-Barœul (ville célébrée par Aragon), Christian Wasselin se partage entre la fiction et la musicographie. On lui doit notamment plusieurs livres consacrés à Berlioz (Berlioz, les deux ailes de l’âme, Gallimard ; Berlioz ou le Voyage...

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