La noirceur exaltante de Chostakovitch

Magnifiquement interprétée par Nicolas Stavy et ses complices, la Quatorzième Symphonie du musicien russe, enregistrée pour la première fois, nous fait passer par toutes les étapes de l’angoisse, de la révolte et de la folie.

La noirceur exaltante de Chostakovitch

DIMITRI CHOSTAKOVITCH PASSA TOUTE SON EXISTENCE dans les tourments. Violemment mis en cause dès 1936 (il n’avait qu’à peine trente ans) dans un article de La Pravda à propos de son opéra Lady Macbeth de Mzensk, il vécut comme bien d’autres dans la terreur d’être arrêté un beau matin et envoyé dans un camp, fut accusé par Jdanov de « formalisme » en 1948, connut le relatif dégel des années 60, mourut en 1975, sept ans avant Brejnev. Son tempérament naturellement porté à l’angoisse (mais aussi à la résistance par la musique, ses codes et ses labyrinthes), marié aux circonstances historiques, a donné naissance à un œuvre musical abondant, qui comprend notamment quinze quatuors à cordes, six concertos et quinze symphonies. Car Chostakovitch, autant par choix que par impossibilité, en URSS, de se lancer dans des formes ou des langages par trop aventureux (toujours le formalisme, mot qui ne veut évidemment rien dire !), fut de ceux qui cultivèrent au XXe siècle la grande forme pour orchestre, dans la foulée d’un Gustav Mahler.

Comme Mahler cependant, Chostakovitch eut à cœur de varier la forme de ses partitions. C’est ainsi que plusieurs de ses symphonies font appel à la voix. La Quatorzième, singulièrement, est écrite pour soprano, basse, orchestre à cordes et percussions. Elle se compose non pas des mouvements habituels mais d’une série de onze pages de durée variée, sur des poèmes de Federico Garcia Lorca, Guillaume Apollinaire (six sur les onze !), Wilhelm Küchelbeker et Rainer Maria Rilke, tous traduits en russe sauf celui de Küchelbeker (1797-1846), écrit directement dans cette langue.

Révolte et fantômes

Dédiée à Benjamin Britten, cette symphonie fut composée et créée en 1969, sept ans après que Chostakovitch eut orchestré les Chants et Danses de la mort de Moussorgski. De fait, il s’agit d’une vaste réflexion sur la mort, tour à tour méditative, déchirée, sarcastique, désespérée. Le compositeur en a lui-même proposé une version pour soprano, basse, piano et percussions, qui n’avait curieusement jamais été jouée, et dont le pianiste Nicolas Stavy a donné la première mondiale le 7 novembre dernier à la Philharmonie de Paris, avec Ekaterina Bakanova, Sulkhan Jaiani et le percussionniste Florent Jodelet. Un enregistrement de cette œuvre paraît aujourd’hui chez Bis, avec les mêmes interprètes (Alexandros Stavrakakis remplaçant toutefois Sulkhan Jaiani). Le résultat est saisissant : l’œuvre originale était riche de tristesse et de révolte, mais la substitution du piano à l’orchestre à cordes lui ajoute une dimension fantomatique, balisée d’abîmes et de visions d’épouvante, qui cloue l’auditeur sur place.

Tout commence par quelques notes dans l’aigu dont on ne sait s’il s’agit d’un soupir, d’un chant de folie, d’un murmure, puis la symphonie (mais est-ce encore une symphonie ?) prend son envol, tantôt portée par un bel élan vite brisé, tantôt rageuse et folle (« La Lorelei »), tantôt désolée (« Le Suicidé »). Le piano est tour à tour motorique et percussif (à l’instar de Prokofiev ou Bartók), perdu dans une atmosphère de raréfaction étouffante (« À la santé »), proche du néant (« La Mort du poète »). Plus que les cordes, évidemment, le piano permet des sonorités macabres et une désarticulation du propos qui rend la musique encore plus oppressante : il existe un théâtre de l’absurde, pourquoi n’existerait-il pas une musique de l’absurde ?

Impeccable déploration

À l’impeccable maîtrise (des couleurs, des ambiances, des dynamiques) de Nicolas Stavy répond la virtuosité de Florent Jodelet qui fait crépiter castagnettes, vibraphone et xylophone, ou résonner la cloche dans le vide. Ekaterina Bakanova a le timbre et le tempérament lyriques, mais Alexandros Stavrakakis, plus encore, possède l’ampleur et la couleur attristée idéales pour cette musique de la déploration.

Cet enregistrement comporte également quatre brèves pages pour piano solo composées de 1917 à 1919 par un Chostakovitch encore enfant : une Marche funèbre à la mémoire des victimes de la Révolution, une page intitulée Toska (« Nostalgie »), une autre baptisée Dans la forêt, et une Bagatelle notée prestissimo. Mais aussi une sonate restée inachevée pour violon et piano (interprétée avec Sueye Park). Sans oublier un arrangement pour piano à quatre mains, joué avec Cédric Tiberghien, du premier tiers de l’Adagio de la Dixième Symphonie de Mahler. Il faut rappeler que Chostakovitch, comme Schönberg et quelques autres, fut approché afin d’achever la symphonie laissée inachevée par Mahler ; il préféra ne pas tenter l’aventure (c’est le musicologue Deryck Cooke qui s’attela à la tâche), mais son arrangement servit notamment aux élèves de son cours de composition. Ici encore, le piano, même à quatre mains, laisse entendre ce qu’on pourrait appeler le squelette frémissant du Lamento qu’est ce fragment de symphonie. Un poignant écho à la démence de la Quatorzième de l’ami Chosta.

Chostakovitch* : Symphonie n° 14 (arrangement pour soprano, basse, piano et percussion effectué par le compositeur) – Sonate inachevée pour violon et piano – Quatre pièces pour piano – Fragment de la Dixième Symphonie de Mahler arrangé pour piano à quatre mains par Chostakovitch. Nicolas Stavy, piano ; avec Ekaterina Bakanova, soprano ; Alexandros Stavrakakis, basse ; Florent Jodelet, percussion ; Sueye Park, violon ; Cédric Tiberghien, piano. 1 CD Bis BIS-2550.
* La pochette utilise la graphie anglaise « Shostakovich ». On regrettera que la plaquette ne donne pas la traduction française (ou la version originale française) des textes chantés.

A propos de l'auteur
Christian Wasselin
Christian Wasselin

Né à Marcq-en-Barœul (ville célébrée par Aragon), Christian Wasselin se partage entre la fiction et la musicographie. On lui doit notamment plusieurs livres consacrés à Berlioz (Berlioz, les deux ailes de l’âme, Gallimard ; Berlioz ou le Voyage...

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