La Chanson (Reboot) de Tiphaine Raffier.
Comment sortir de l’enfermement de l’image de la Jeune Fille.

Tiphaine Raffier a créé La chanson en 2012, recréant aujourd’hui La Chanson (reboot) avec une nouvelle distribution. La Chanson (reboot) reste d’actualité : les dynamiques « se recyclent », même si le spectacle relève du temps où les réseaux sociaux débutaient et où les enjeux climatiques peinaient à se populariser.
La référence musicale de Barbara, Pauline et Jessica - personnages du spectacle - est le groupe ABBA de pop suédois fondé à Stockholm en novembre 1972. L’acronyme et palindrome ABBA est composé des quatre initiales des prénoms des membres (Agnetha, Björn, Benny, Anni-Frid) - ce que déclame Barbara, qui gouverne ce groupe féminin inspiré par ABBA.
Vainqueur du Concours Eurovision de la chanson 1974 avec la chanson Waterloo, ABBA connaît un immense succès mondial durant la période disco du milieu des années 1970.
A l’époque, les membres d’ABBA, raconte Tiphaine Raffier, semblaient fâchés pour la vie et avaient déclaré « ne jamais se reformer ». En 2021, ABBA annonce son retour sur Tik Tok et c’est dans un contexte de fin du monde que leurs hologrammes désormais se chargent de la tournée.
En 2011, la créatrice était différente, au début d’un long chemin d’émancipation artistique et féministe. Quand elle a écrit La Chanson, sur sa table de chevet, trônait Premiers matériaux pour une théorie de la jeune fille du comité invisible de Tiqqun (éditions Mille et une nuits, 2001).
Selon les informations de Eric Loret dans Libération (19 octobre 2001), Tiqqun est un groupe de jeunes philosophes révolutionnaires post-debordiens ( La Société du spectacle de Guy Debord).
La théorie de la « Jeune-Fille » est complémentaire de celle du « Bloom » de Tiqqun (éditions de La Fabrique, 2000). Si le « Bloom » était « la crise des sexuations classiques », la dépression de l’homme moderne aux prises avec le Spectacle, la « Jeune-Fille » est « l’offensive par laquelle la domination marchande y aura répondu ».
« Il ne s’agit pas d’une théorie misogyne mais de la dénonciation de la dictature de la « jeunitude » et de la « féminitude », s’appliquant aux hommes vieux. Dans La Chanson, Barbara, Pauline et Jessica ont grandi dans un univers « prêt à vivre ». Tout y est normé : journée, rôle, émotions. Divertissement et consommation sont la devise de leur empire. L’invention de Barbara, Pauline et Jessica vient de la culture anarchiste de la Jeune-Fille, agent et produit de consommation.
Tiphaine Raffier a écrit La Chanson, quand elle se tenait entre deux rives. D’un côté, la séduction Disney, la science du récit et de l’entertainment, la nostalgie de magazine d’une enfance durable : d’où l’envie d’intégrer cette hégémonie culturelle comme matrice originelle. De l’autre côté, sur l’autre rive, s’avivait la révolution anarchiste, le monde de la dé-construction et de l’expérimentation artistique, et ces deux rives avaient leur propagande en commun.
La Jeune Fille est-elle sortie de son aliénation ? Et puisque La Chanson parle d’imitation et de copie, elle est La Chanson (reboot).
Barbara, Pauline et Jessica sont amies d’enfance et vivent à Val d’Europe, ville nouvelle artificielle, au décor de fac-similé. Sélectionné pour un concours, le trio répète un spectacle de sosies d’ABBA jusqu’au jour où Pauline décide de s’émanciper et d’écrire ses propres chansons.
Pauline, la narratrice est celle qui invente, imagine et veut être. Elle raconte la ville-mensonge de Val d’Europe, les abords de Marne la Vallée, non loin du parc d’attractions de Walt Disney et de son usine à rêves aux dessins animés grandeur nature - culture kitsch et pas si cheap, musique lénifiante de centre commercial, non loin du château de la Belle au Bois Dormant.
Sous les ordres dictatoriaux de Barbara, les chorégraphies sont des copies approximatives du groupe pop des seventies, fabriqué par l’industrie du disque de l’époque. Jessica suit, Pauline se détourne du projet et écrit ses chansons. Un jour, elle décide d’écrire son oeuvre, s’émancipant de ce simulacre d’existence, de quête infinie de beauté et de liberté.
Sur le mur du lointain, quelques visions des rues et places de la Ville-Nouvelle, surgissent les paysages grandioses d’une nature fournie : ainsi, un oiseau-lyre de l’Australie du Sud qui imite toutes sortes de bruits ruraux ou urbanisés - tronçonneuses évocatrices, alarmes téléphoniques… Quant aux créatures des abysses, elles se font lumineuses pour être vues : attirer ou faire peur.
Nous ne révélons pas le destin heureux ou douloureux ou tragique des trois « Jeunes-Filles ». Toujours est-il que l’aventure scénique est pertinente et percutante, à travers la révélation d’un monde en fac-similé imposé par la société de consommation que traduisent à merveille les Trois Grâces, Jeanne Bonenfant, Candice Bouchet et Clémence Billy, avec le chant, la danse, le jeu.
Jeanne Bonenfant incarne une Jessica hésitante, moins velléitaire et désarmée qu’on le croirait. Candice Bouchet est Barbara, la décideuse énergique, la performeuse tyrannique. Clémence Billy, dénonce les aberrations d’un urbanisme et d’un consumérisme offensant notre condition existentielle : l’héroïne se réinvente une survie possible dans la ré-appropriation de soi.
Dérision loufoque, interpellation bon enfant, la pièce installe les Jeunes-Filles dans leur aliénation. La fable douce-amère, naïve et cruelle, drôle et tragique, dénonce notre fade société du paraître.
La Chanson (Reboot), texte et mise en scène de Tiphaine Raffier. Avec Jeanne Bonenfant, Candice Bouchet et Clémence Billy. Assistante à la mise en scène Joséphine Supe, scénographie et lumières Hervé Cherblanc, vidéo Pierre Martin, musique Guillaume Bachelé, son Martin Hennart, costumes Caroline Tavernier, chorégraphie Johanne Saunier, Théâtre Nanterre-Amandiers en partenariat et à la MC93 - Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis. Du 31 mars au 15 avril 2023, le 31 mars, les 5, 11 et 12 avril 19h30, le 1er avril 18h30, le 2 avril 15h30, le 4 avril 14h30, les 6, 7, 13 et 14 avril 20h30, les 8 et 15 avril 16h, le 9 avril 16h30 à MC93 - Bobigny.
Crédit photo : Simon Gosselin.