Centenaire Gabriel Fauré au Théâtre des Champs-Élysées
L’après-midi d’un Fauré
Ou quand un généreux concert en trois parties permet de plonger dans l’univers de Fauré, celui du presque-rien et du je-ne-sais-quoi cher à Vladimir Jankélévitch.
N’ALLONS PAS CROIRE QUE VLADIMIR JANKÉLÉVITCH a consacré les trois volumes de son Je-ne-sais-quoi et le presque-rien* à Gabriel Fauré. Mais ces deux notions caractérisent d’une certaine manière la musique de ce compositeur qui, avec Ravel et quelques autres, faisait les délices du philosophe. D’une certaine manière : car Fauré reste un musicien difficile à saisir, épris de développement dans sa musique de chambre mais ennemi de l’effet, des ruptures, de la frénésie ; à la joie et à la douleur, il avouait préférer lui-même « ce sourire un peu voilé qui seul est judicieux ». Fauré donne l’impression d’aimer évoluer entre deux eaux, non pas faute d’imagination mais par attrait pour les lignes mobiles, ondoyantes. Ne le réduisons pas au vieillard auguste à la digne moustache qu’on voit sur certains portraits. Ne cherchons pas non plus en lui le chantre d’un prétendu « esprit français » : qu’y a-t-il de commun entre sa musique et celle d’un Rameau, d’un Berlioz, d’un Bizet, d’un Poulenc ? Fauré est Fauré, il n’a jamais forcé sa voix pour le crier sur les toits.
L’art du précipité
Un siècle moins un jour après sa mort (survenue le 4 novembre 1924), le Théâtre des Champs-Élysées proposait un concert, ou plutôt un après-midi en trois parties, permettant de cerner au mieux la production de ce musicien aussi présent que furtif. Piano seul, musique de chambre, musique sacrée, seul le répertoire des mélodies était absent de ce vaste programme. Au cœur de chacune des trois parties, une vaste partition de musique de chambre : le Quatuor pour piano et cordes n° 2, le Quintette pour piano et cordes n° 1, enfin le tardif Quatuor à cordes de 1923. C’est peut-être au cœur de ces œuvres que gît le malentendu, on a presque envie d’écrire : le mal-entendu. Car voilà une musique qui réussit l’exploit d’être animée d’un profond sentiment intérieur tout en maintenant l’auditeur à distance. Toujours cette ambivalence fauréenne ! Peu enjôleuses mélodiquement, faites de mouvements rapides qui ne sont jamais très rapides, et de mouvements lents qui ne sont jamais très lents, ces trois partitions sont prêtes à charmer qui veut mais sans consentir au moindre geste aguicheur. L’indication moderato abonde dans les intitulés, et on s’étonnerait presque de la vivacité du scherzo du Quatuor pour piano et cordes n° 2, noté Allegro molto. Deux jeunes ensembles, I Giardini et le Quatuor Tchalik (composé de quatre membres de la même famille, auxquels s’ajoute Dania Tchalik [!] au piano), interprètent avec soin et délicatesse cette musique d’où se détachent notamment de riches parties d’alto (belle sonorité de Léa Hennino au sein d’I Giardini).
Ce concert souhaitait aussi réunir de jeunes musiciens, comme ceux qu’on a cités, et des interprètes rompus à la musique de Fauré. La Troisième Barcarolle n’a rien d’aquatique sous les doigts solides et déliés de Jean-Philippe Collard, qui nous offre aussi la version pour piano seul de la Ballade op. 19, laquelle, dans sa version avec orchestre, fut rendue célèbre par Marguerite Long. Au cours de la deuxième partie, avec la même concentration et le sentiment de révéler des pièces rares, Jean-Claude Pennetier fait entendre les 9 Préludes op. 103 (composés en mineur pour les deux tiers), qui sonnent comme un précipité, au sens de ce qui reste cristallisé, quand tout s’est évaporé. Au contraire de la Barcarolle et de la Ballade, amplement développées, nous sommes là devant des fragments de musique d’une grande densité.
L’art de l’intimité
Il allait presque de soi de faire entendre le Requiem de Fauré à l’occasion d’une soirée ayant lieu la veille des cent ans de sa mort. Oui mais quelle version choisir ? En une quinzaine d’années (de 1887 à 1901), cette œuvre en a connu plusieurs, généalogie assez complexe sur laquelle nous ne reviendrons pas ici. Pour faire bref, le Requiem entendu le 3 novembre reprenait la succession des sept parties définitives, mais dans l’effectif de la version originale, laquelle ne comprenait que cinq parties (l’Offertoire et le « Libera me » furent composés dans un second temps). Version recueillie, donc, pour violon solo, deux altos, deux violoncelles, contrebasse, cor, harpe et orgue, avec un chœur et deux voix solistes (soprano et baryton). C’est toujours un bonheur de retrouver Bernard Tétu, ici à la tête de l’ensemble vocal du Centre de la voix Rhône-Alpes, qui a eu l’idée de nous offrir auparavant un très beau Cantique de Jean Racine. Dans le Requiem, qui est tout sauf une fresque du Jugement dernier, l’effectif réduit colle au mieux à la sensibilité de Fauré, élégiaque sans être sulpicienne ou sucrée, le cor de Camille Lebrequier apportant des couleurs bienvenues à un ensemble de cordes brillanté avec douceur par la harpe de Chloé Ducray.
Fauré répugnait aux antithèses fracassantes. Cinéaste, il aurait sans doute privilégié tourner en intérieur/nuit. Nul doute qu’il aurait goûté les gros plans et les éclairages braqués sur sa musique par ce triple concert.
Illustrations : Marie Fauré et son mari Gabriel tenant un ombi, instrument guinéen. Fauré et Albeniz (au centre : Léon Jehin, créateur de l’opéra Pénélope de Fauré). Photos dr.
* Seuil, 1980, rééd. en collection « Points ». France Musique, dans le cadre de l’émissions Les Trésors de France Musique, rediffusera, les lundi 4 et mardi 5 novembre à 22h30, des entretiens qu’avait consacrés Vladimir Jankélévitch à Fauré.
Fauré : Barcarolle n° 3 – Ballade – Quatuor pour piano et cordes n° 2 – Quintette pour piano et cordes n° 1 – 9 Préludes op. 103 – Cantique de Jean Racine – Quatuor – Requiem. Jean-Philippe Collard, piano ; Jean-Claude Pennetier, piano ; I Giardini ; Quatuor Tchalik ; Yann Dubost, contrebasse ; Chloé Ducray, harpe ; Camille Lebrequier, cor ; Camille Chopin, soprano ; Pierre-Yves Cras, baryton ; Centre de la voix-Rhône-Alpes, dir. Bernard Tétu. Théâtre des Champs-Élysées, 3 novembre 2024.