Le Château de Barbe-Bleue de Bartók à la Philharmonie de Paris
Judith et la vie de château
À la Philharmonie de Paris, l’Orchestre philharmonique de Radio France et deux solistes d’exception magnifient l’énigmatique chef d’œuvre de Bartók.
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- 2 décembre 2024
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IL SUFFIT D’UN COUP D’ŒIL pour qu’une vaste architecture lumineuse se fasse tout à coup obscure et oppressante. Ce coup d’œil, c’est celui que lance Aušrinè Stundytè une fois qu’elle s’est installée à sa place, côté jardin, à un mètre du chef d’orchestre Mikko Franck, symétriquement à Matthias Goerne. Un coup d’œil affolé, qui nous fait craindre un instant que la chanteuse (qui remplaçait Asmik Grigorian, initialement annoncée) soit pétrie d’angoisse à l’idée d’affronter un rôle qui lui paraîtrait insurmontable. Mais il s’agit d’un coup (d’œil) de théâtre : les mimiques d’Aušrinè Stundytè, toujours en situation, sont bien celles du personnage, tour à tour sur le qui-vive, passionnée, orgueilleuse, craintive, pressante, amoureuse, résignée ; quant à la maîtrise du rôle de Judith par la soprano lituanienne, quelques secondes suffisent pour nous persuader qu’elle est pleine et entière.
Le Château de Barbe-Bleue est un opéra singulier : après un prologue parlé, dit ici par le comédien József Gyabronka, Bartók fait s’affronter deux personnages dont on ignore lequel des deux provoque l’autre : sont-ils ennemis ou liés par un pacte secret ? Quel est la place de l’amour dans cette histoire ? Barbe-bleue accueille Judith dans son château, Judith devine qu’elle n’est pas la première, qu’un destin tragique l’attend, mais elle veut en savoir plus, et c’est lui qui la retient, qui la met en garde, qui lui en dit plus parce qu’elle le lui demande, et peut-être sait-il qu’elle va lui en demander toujours plus, et peut-être est-il effrayé par cette femme qui sait et qui veut savoir.
Des pierres et du sang
Matthias Goerne, très sobre de gestes et d’expression, est parfait dans ce personnage en retrait, qui suggère, qui met en garde, qui sert de guide, qui ne menace jamais ; sa voix a les couleurs des murailles de son château, sombre et rougeoyante à la fois. Aušrinè Stundytè, on l’a dit, n’a pas recours à une gestuelle de convention qui viendrait pallier les prétendues insuffisances de la version de concert ; elle est au contraire saisissante dans ses attitudes et fait preuve du lyrisme que le compositeur exige d’elle. Sa voix n’est pas immense, mais son cri au moment où s’ouvre la cinquième porte, s’il ne déchire pas le tissu instrumental, exprime autant la stupeur que l’émerveillement ; et les nuances qu’elle déploie au fil de la partition valent tous les débordements.
Dans la vaste salle de la Philharmonie de Paris, l’Orchestre philharmonique de Radio France déploie tous ses charmes. Le mystère est longtemps sourd et contenu, les couleurs s’éveillent peu à peu, jusqu’à ce que quatre trompettes (côté jardin) et quatre trombones (côté cour) situés dans le public s’ajoutent tout à coup à l’orchestre et emplissent l’espace. Puis c’est le merveilleux effet du lac de larmes (harpe, vents, timbales) et l’évanouissement final dans les pierres du château. On goûte les notes ppp de la clarinette basse, la présence du cor anglais, l’art avec lequel Mikko Franck distille les demi-teintes. Ce Château est ensorcelé.
Illustration : Aušrinè Stundytè et Matthias Goerne (photos Schneider/Marie Staggat)
Bartók : Le Château de Barbe-Bleue. Aušrinè Stundytè, soprano ; Matthias Goerne, baryton ; József Gyabronka, voix du Prologue ; Orchestre philharmonique de Radio France, dir. Mikko Franck. Philharmonie de Paris, 29 novembre 2024.