Jeanne Moreau entre le ciel et la terre

Confidences en 2008 : "Je suis un peu mystique"

Jeanne Moreau entre le ciel et la terre

Immense interprète, chanteuse, parfois metteur en scène (elle a monté à Chaillot, en 2000, Un trait de l’esprit de Margaret Edson), Jeanne Moreau disparaît à l’âge de 89 ans. Sa carrière théâtrale été éclipsée par sa carrière au cinéma mais quel palmarès ! Après quatre ans à la Comédie-Française (1947-1951), elle reste deux ans au TNP de Jean Vilar, où elle est surtout la prodigieuse partenaire de Gérard Philippe dans Le Prince de Hombourg et Le Cid, en 1951 et 1952. Elle se produit ensuite sur différentes scènes. En 1956, elle est mise en scène par Peter Brook dans La Chatte sur un toit brûlant de Tennessee Williams au théâtre Antoine. En 1974, Claude Régy la dirige dans La Chevauchée sur le lac de constance de Peter Handke et, en 1976, lui donne le rôle de Lulu de Wedekind à l’Athénée (voir l’article de Hugues Quester publié dans Le Journal du théâtre du 9 mars 1998 : un témoignage capital sur ce spectacle chahuté et hué !). Au « boulevard », elle joue La Bonne Soupe de Félicien Marceau (Gymnase, 1958) et L’Intoxe de Françoise Dorin (Antoine, 1980). Elle a joué une fois en anglais : The Night of the Iguana de Tennessee Williams (Baltimore, 1985). Elle revient au théâtre public avec deux spectacles importants : Le Récit de la servante Zerline d’Hermann Broch mis en scène par Klaus-Michael Grüber (Bouffes du Nord, 1986) et La Célestine de Rojas mis en scène par Antoine Vitez (Avignon et Odéon, 1989). Ces dernières années, on l’a revue au festival d’Avignon dans La Guerre des fils de lumières d’Amos Gitaï d’après Flavius Josèphe en 2009 et dans la lecture avec Sami Frey de Quartett d’Heiner Müller, en 2015, spectacles auxquel s’est ajouté une lecture du Condamné à mort de Genet, avec Etienne Daho, en 2011.
Nous publions quelques éléments d’une conversation que nous avons eue avec elle, en référence à l’hommage pour le 60e anniversaire de ses débuts que lui rendait Arte, et qui a servi de base à un article paru dans le quotidien Les Echos.

Dates : Cette date du 60e anniversaire (qu’on fêtait en 2008) est juste : j’ai débuté en 47. J’ai signé mon engagement à la Comédie-Française et fait mon premier film en 48.
Carrière  : La carrière, un jardin : c’est tantôt à la française, tantôt à l’anglaise. Dans un jardin, il faut que les plantes vivent, il faut penser aux plantes aromatiques. C’est une initiation, un parcours. Quand on s’en va, on laisse derrière soi un jardin, plus ou moins beau. J’ai voulu contrer cette phrase de Fitzgerald dans La Fêlure : « La vie, c’est une entreprise de démolition ». Non, la vie est donnée pour quelque chose, depuis l’enfance. Ce qui nous est donné à vivre est un trésor. Enfant, j’ai très bien vu comment étaient les adultes. C’est facile de se laisser gagner par les lieux communs ! Et parler de sclérose ! Il n’y a pas que le corps ! En fait, on est tiraillé entre le ciel et la terre. C’est aussi aberrant de dire qu’il y a quelque chose après la mort que de dire qu’il ne se passe plus rien. Nous vivons avec des certitudes et des mystères. Je suis un peu mystique parce que la symbolique est une chose qui m’est naturelle. C’est pour cela que je parle de jardin ou me réfère à l’échelle de Jacob.
D’autres personnages qu’elle-même : J’aime la beauté parce que je sais ce qu’est la laideur, je connais l’aisance parce que j’ai connu la pauvreté. Le choix que j’ai fait, c’est une vocation : aller vers les réalisateurs, réalisatrices, auteurs, pour partir à la découverte de personnages qui n’ont pas de rapport avec moi.
Débuts : J’ai connu Louis Jouvet qui me tolérait au poulailler.
Formation : Je n’ai lu Stanislavski qu’il y a cinq ans. Jeune, je n’aurais peut-être pas compris !
L’Intoxe de Françoise Dorin, en 81 : Je perdais la voix, j’étais injuriée. Mais j’ai connu un homme exceptionnel, Jacques Dufilho.
La Célestine  : d’une expression magnifique, c’était épuisant et dangereux. Vitez avait choisi un décor d’une symbolique un peu simpliste, je lui ai dit plus tard. Un soir, j’ai évité une chute vertigineuse. J’en ai fait une pendant les représentations de Lulu. Une autre pendant le tournage de Souvenirs d’en France. A chaque fois, quelque chose qui n’avait pas été respecté, ou un éblouissement des projecteurs. Le projet était venu d’un voyage à Berlin, Mitterrand avait invité Régy, Vitez et moi. Avec Vitez qui était alors à Chaillot, on s’ennuyait dans notre voiture particulière. On s’est retrouvé dans la même voiture. Il m’a parlé de La Célestine. Les répétitions, je n’avais jamais vu ça. Vitez répétait au milieu d’assistants et d’auditeurs. Je suis arrivée en étant la seule à ne pas savoir mon texte. Il disait : « C’est fixé. On continue ». Je n’étais pas d’accord, que tout soit épinglé comme un papillon. Il faut que le rôle vous entre dans la peau. Vitez, on lui a proposé la Comédie-Française. On me l’avait proposée avant Le Poulain !
Claude Régy : Ce n’était pas ça. Il poussait les gens au bout.

Photo Brigitte Engérand : Le Récit de la servante Zerline, 1986.
Sur Jeanne Moreau, le livre de référence : Jeanne Moreau de Jean-Claide Moireau, Ramsay Cinéma, 1988 et 1994.

A propos de l'auteur
Gilles Costaz
Gilles Costaz

Journaliste et auteur de théâtre, longtemps président du Syndicat de la critique, il a collaboré à de nombreux journaux, des « Echos » à « Paris-Match ». Il participe à l’émission de Jérôme Garcin « Le Masque et la Plume » sur France-Inter depuis un quart...

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1 Message

  • Jeanne Moreau entre le ciel et la terre 4 août 2017 18:02, par pierre laville

    Mon cher Gilles,
    comme c’est bien que tu écrives cet article et rappelle ces saines paroles iconoclastes sur nos amis Vitez et Régy... et j’y apprends qu’on lui avait proposé la direction du Français avant Le Poulain (donc ça venait de Mitterand puisque c’est lui qui a nommé l’autre !)
    petit détail aussi qu’on ne cite jamais (je le tiens d’elle, que j’ai connue et aimée plus que toute autre comédienne) : elle a débuté réellement en 1946 encore elève au cons dans "Le lever de soleil" de Mme Simone avec la Comédie Française, dont elle sera pensionnaire l’année suivante après le premier Avignon ---- et
    ces quelques mots pour regretter l’absence de pièces et créations de Jeanne Moreau qui ont réellement été capitales pour elle au théâtre et le départ de sa carrière,, à savoir en 1953 "L’Heure éblouissante", deux ans à Antoine avec Flon, dont la fameuse générale où elle a joué les deux rôles, puis aux Bouffes P. pendant deux autres ans, concrétisant sa rencontre avec Marais, connu au Français, "La machine infernale" de Cocteau et surtout "Pygmalion"..


    J’espère que tu vas bien et que tu passes un bel été, je t’embrasse bien fidèlement PLaville

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