Paris, théâtre de la Colline

Des arbres à abattre d’après Thomas Bernhard

La foire aux vanités

Des arbres à abattre d'après Thomas Bernhard

Il y eut un temps où il y avait trop de Thomas Bernhard à l’affiche. Aujourd’hui, il n’y en a pas assez ! Cette colère inflexible, ce martèlement si terrible et pourtant si musical nous emportent plus haut et plus loin que tant de textes dont les mots économes ou la parole obscure se veulent imprudemment des gages de modernité. Voilà, par bonheur, un nouveau Thomas Bernard, à l’affiche ! Ce n’est pas vraiment une nouvelle pièce, puisque l’auteur est mort en 1989. C’est une transposition d’un roman. Comme, naguère, Denis Marleau avait transformé en théâtre le livre Maîtres anciens, Claude Duparfait et Célie Pauthe ont construit une œuvre dramatique à partir de Des Arbres à abattre.

Dans cet ouvrage, Thomas Bernhard ou son double dénonce l’erreur qu’il y a à aller dîner chez certains mondains et conte précisément un dîner où il a eu tort de se rendre. Ce soir-là, dans un vaste appartement de Vienne, on rend hommage à un comédien du Burgtheater qui n’en peut plus de s’admirer dans le rôle qu’il joue avec succès. Il interprète au Burg le rôle central du Canard sauvage d’Ibsen, Ekdal, et se demande qui, d’Ibsen ou de Strindberg, est l’auteur le plus difficile à comprendre et à servir. Une invitée, formée à l’école universitaire, conteste ses points de vue. Toutes ces discussions de fond, qui ne sont, en réalité, que des débats mondains, s’amplifient avec les déclarations d’un pianiste aussi empesé sur le sujet de la musique que l’histrion sur le théâtre. Et, en plus, ce musicastre ajoute à ses paroles des démonstrations au piano ! Chacun se souvient d’une amie qui s’est donné la mort il y a quelques heures. Mais, peu importe en vérité, la foire aux vanités passe avant toute urgence et toute émotion.

Dans cette adaptation d’un récit où Bernhard moque ses trois passions telles que les cultivaient, selon lui, ses contemporains en Autriche – la littérature, le théâtre et la musique - , Duparfait et Pauthe n’ont sans doute pas trouvé l’équilibre absolu qui caractérise ses pièces. On sent bien qu’il s’agit d’une adaptation. Mais ils en ont extrait la saveur la plus exacte en composant la soirée en deux temps : d’abord un monologue de plus d’une demi-heure où le double de l’auteur se convainc qu’il ne faut pas se rendre chez les amis dont il parle et où il est quand même allé partager la table et les discussions : Claude Duparfait, immobile dans un fauteuil, y est tout à fait extraordinaire et, par son talent à distiller un soliloque fait d’obsessions sans cesse répétées, rejoint les grands interprètes français de l’auteur, tels que Serge Merlin ou Bernard Freyd. Ensuite une fort longue conversation où chaque hôte se couvre d’éloges et dispute sans se soucier des gens qui l’entourent. Fred Ulysse campe le comédien vaniteux en en creusant superbement la vacuité, François Loriquet dessine avec exaltation un musicien d’une folie médiocre mais impressionnante et irrésistiblement comique, Annie Mercier donne à l’invitée savante une force rogue fort plaisante et affirme son grand art de la présence jusque dans les partitions muettes, Hélène Schwaller, enfin, sait associer le ridicule et le sensible, le pépiement social et la blessure intérieure. Au bout du compte, Thomas Bernhard n’aura jamais fait qu’ajouter des épisodes au Misanthrope de Molière, mais en réinventant l’expression de la misanthropie. Ici, l’hilarité noire de Bernhard, si bien saisie et renouvelée, procure le bonheur le plus communicatif.

Des arbres à abattre d’après Thomas Bernhard, un projet de Claude Duparfait et Célie Pauthe d’après le roman traduit par Bernard Kreiss, adaptation et mise en scène de Claude Duparfait en collaboration avec Célie Pauthe, scénographie de Marie La Rocca, lumières de Patrice Lechevallier, costumes de Mariane Delayre, son d’Aline Loustalot, vidéo de Mammar Benranou, avec Claude Duparfait, François Loriquet, Annie Mercier, Hélène Schwaller, Fred Ulysse et Anne-Laure Tondu. Théâtre national de la Colline, tél. : 01 44 62 52 52, jusqu’au 15 juin. Texte aux éditions Gallimard. (Durée : 2 h 10).

photo Elisabeth Carecchio

A propos de l'auteur
Gilles Costaz
Gilles Costaz

Journaliste et auteur de théâtre, longtemps président du Syndicat de la critique, il a collaboré à de nombreux journaux, des « Echos » à « Paris-Match ». Il participe à l’émission de Jérôme Garcin « Le Masque et la Plume » sur France-Inter depuis un quart...

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