De quoi parlez-vous ? de Jean Tardieu
Une hilarante virtuosité
On a quelque peu oublié Jean Tardieu ! C’est quand même lui le premier cavalier de l’absurde. Il fit jouer ses premiers textes en 1949, alors que La Cantatrice chauve débarque en 1950 et Godot en 1953 ! Tardieu passe pour plus léger, et c’est vrai. Il fait discrètement passer la gravité de la vie – et de la mort. Et il privilégie la musicalité des mots. Sophie Accard a bien raison de revenir à son œuvre (dont les volumes, chez Gallimard, restent publiés, achetés et lus) et d’avoir choisi cinq pièces de La Comédie du langage. Chaque pièce est un tour de force, qui demande la même virtuosité à la mise en scène et aux acteurs. Là, les personnages ne finissent pas leurs phrases – à nous de les deviner. Ailleurs, ils disent « un mot pour un autre » (le grand succès de notre auteur ! ). Ou bien, ils portent plainte contre quelqu’un « en sa faveur » - le juge en perd la tête. Ou encore un étrange guichet de renseignements prend des allures d’officine policière et mortuaire. Ou alors les conventions du théâtre sont inversées, les apartés devenant plus abondants que les dialogues...
Sophie Accard a conçu une sorte de boîte à malices, de mini-scène colorée où tout est possible. Les acteurs, en tenues trop chic pour l’être tout à fait, apparaissent au premier, au deuxième plan au-dessus et à l’écart de la scène. Ils se transforment sans arrêt, changent de tenue et même de visage. Sophie Accart a aussi lié ces cinq pièces courtes sans raconter une histoire unique, mais en leur donnant une unité et en intervenant sur les trames : il n’y a plus un seul guichetier dans Le Guichet, mais deux, les deux épouses et le mari d’Un mot pour un autre poursuivent une querelle au-delà du texte... La musique, tantôt symphonique tantôt dans l’esprit des burlesques muets, soutient un rythme nerveux qui ne retombe jamais. Anaïs Mérienne, Tchavdar Pentchev, Léonard Prain et Sophie Accard, d’une hilarante virtuosité, sont ahuris, impénétrables ou saisissants. Le spectacle donne à parts égales le plein pouvoir de drôlerie et la forte puissance d’angoisse que possèdent les pièce de Tardieu. C’est une fête et, pour un écrivain trop délaissé, une réhabilitation.
De quoi parlez-vous ? de Jean Tardieu, mise en scène et de Sophie Accard, costumes d’Atossa, musique de Vincent Accard, arrangements de Julien Bassières, lumières de Simon Cornevin et Florent Barnaud. Avec Sophie Accard, Anaïs Mérienne, Tchavdar Pentchev et Léonard Prain.
Lucernaire, 20 h, tél. : 45 44 57 34, jusqu’au 8 novembre. Puis à la Manufacture des Abbesses, 21 h, tél. : 01 42 33 42 03. (Durée : 1 h 10).
Photo Vincent Marin.