Lazzi de Fabrice Melquiot
Philippe Torreton et Vincent Garanger, un duo mémorable
Dans le cadre merveilleusement décati du beau théâtre des Bouffes du Nord, une scène de fin du monde organisée par le scénographe Raymond Sarti. Au milieu d’une hypothétique salle de cinéma en plein air aux fauteuils abandonnés, à moitié calcinés, deux hommes, visiblement accablés, sont assis sur des cartons, dos-à-dos. Première réplique de Vincent à Philippe : « c’est pas drôle ». Et le fait est que rien ne peut laisser penser le contraire. Les deux compères sont en deuil. Leur vidéoclub a été contraint de fermer sous la pression des films en streaming et des séries en pagaille, de quoi donner la nausée à ces deux amoureux du cinéma qui était toute leur vie. C’est ainsi qu’a disparu le dernier vidéoclub sur la surface de la terre. Orphelins, les deux amis partent s’installer dans le Vercors pour tenter de réinventer leur vie.
Fabrice Melquiot a écrit Lazzi spécifiquement pour Philippe Torreton et Vincent Garanger. Terme italien, lazzi désignait à l’origine des bouffonneries improvisées censées relancer une action languissante et a pris le sens plus large de moquerie, raillerie. Philippe balance à Vincent : « Je vais te libérer tout mon potentiel comique dans la gueule […] tu as la tristesse belliqueuse comme tous les gens de petite taille ». Les réparties fusent pour museler l’angoisse envahissante : « Ce sont deux hommes aux mains gourdes, ankylosées, meurtries. Deux amis, qui se demandent quoi faire de l’effarante réalité des choses. Au tapis, la langue mordue ». Melquiot est un virtuose du coq-à-l’âne, du double-axel sémantique dont l’imagination débridée n’a d’égal que sa liberté d’expression.
Vincent et Philippe ont le cinéma dans la peau : « Dans chaque film qu’on aime, pour une raison ou une autre, il y a au moins un plan qui réunit toutes les versions de qui le regarde. […]/Comme des rats, les versions de soi rappliquent, se retrouvent là, rassemblées, parce qu’on a été touché, appelé, happé. C’est un plan à part. C’est un piège. C’est le plus beau des pièges. Qui nous rappelle que le temps ne passe pas. Le temps est là. Il est réalisé. » Pour se consoler de leur malheur, ils tournent un dernier film avec un smartphone : « Je descends de la voiture, je filme la porte du vidéoclub avec mon Smartphone. Philippe reste debout contre la portière, à me regarder. Je me retourne lentement. Je fais un panoramique assez léché. Je m’arrête sur lui. Il reste immobile et il fixe l’objectif. Charles Bronson. Il était une fois dans l’Ouest, là, maintenant, ce serait parfait. » A l’occasion, ils s’envoient à la figure des noms d’artistes de cinéma comme des insultes : « Espèce de Godard va/Garrel/Ah non pas Garrel ! », se racontent des scènes mémorables, inventent un cimetière pour les films qu’ils ont aimés, dissertent à perte de vue sur le cinéma.
Melquiot embarque ses deux personnages dans une fable improbable et vaguement écolo. Perdus dans la montagne avec pour seuls compagnons ou presque, les moutons, les deux amis tentent de construire nouvelle aventure désespérée, donner du sens à ce qui n’en a plus, sans y croire vraiment. L’auteur a inventé une nouvelle paire de personnages. Deux solitudes, un veuf et un divorcé, qui n’ont que l’amitié pour seul radeau et le cinéma pour vade-mecum et unique raison de vivre.
Si Melquiot perd parfois le contrôle de son texte, emporté par sa verve créatrice, il maîtrise parfaitement la mise en scène de ce dialogue vif, empreint d’une infinie tristesse, porté admirablement par Philippe Torreton et Vincent Garanger dont la complicité palpable rend ce duo pathétique si attachant, déboussolés dans « un monde en liquidation, en attente d’un futur sensé ».
Lazzi texte et mise en scène Fabrice Melquiot. Avec Vincent Garanger etPhilippe Torreton. Scénographie, Raymon Sarti. Lumières, Anne Vaglio. Costumes, Sabine Siegwalt. Musique, Emilie Loizeau. Arrangements, Emilie Loizeau, csaba Palotai, Boris Boublil, Sacha Toorop. Guitares, Csaba Palotai ; clavier et basse, Boris Boublil ; batterie et percussions, Sacha Toorop. Paris, Bouffes du Nord jusqu’au 24 septembre 2022 à 20h. Durée : 1h40.
© Christophe Raynaud De Lage