Grand Théâtre de Genève
Lady Macbeth de Mzensk de Dimitri Chostakovitch
Belle résurection de l’opéra qui énerva tant Staline
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- 4 avril 2007
- Critiques
- Opéra & Classique
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A-t-on assez ricané sur la tardive condamnation de cette Lady Macbeth par la Pravda ! Le mérite du spectacle redonné à Genève est non seulement de montrer qu’il ne pouvait en être autrement mais encore que ce fut une chance que Staline, mettant au point les dogmes du Réalisme soviétique, ait attendu deux ans avant d’assister à l’opéra dont tout le monde parlait.
Car l’implacable mise en scène de Nicolas Brieger (un habitué du Grand Théâtre) épouse l’agressivité du compositeur et ne recule devant rien. Le rideau se lève sur un goulag, avec ses victimes et ses petits malins, ses hantises aussi : obscène et saoul comme une grive Alexander Kravets, en Balourd miteux (il aura un rôle décisif), vient se palucher devant le spectateur ahuri : il n’ y a pas que l’héroïne à rêver de quelques moments mémorables...
Une musique qualifiée à l’époque de « pornographique »
L’apparition de Serguei (excellent choix de Nikolaï Schukoff, tant physique que vocal) prend ainsi un caractère fatal. Sans fards et sans retard, le passage à l’acte cloue au mur au même titre que la musique elle-même, déjà qualifiée, à l’époque, de pornographique. On peut être plus allusif, certes, mais ne faut-il pas cette bestialité pour nous mettre au niveau du massacre ? Leskov prévoyait trois victimes : Chostakovitch (et son librettiste Alexander Preis) s’en sont judicieusement tenus à l’ empoisonnement du beau-père (formidable Vladimir Matorin) et au meurtre d’un mari -importun au chevet d’un lit conjugal culbuté avec de belles ardeurs !
Massacre, cependant, d’oppresseurs et de larbins : Staline avait déjà de quoi s’énerver mais la musique elle-même (seule mise en cause) épanouit ces dérives mortifères par ses contre-pieds redoutablement efficaces : on grince quand les personnages se pâment, l’élégie de répand quand tout va mal et des explosions dévastatrices séparent ces peintures -plus proches de Courbet que du réalisme soviétique ! Une longue passacaille, passablement inconfortable, semblera faire appel à l’ordre.
Le talent de faire pleurer pour des assassins
Quel ordre ? Les seules valeurs, en cet univers condamné, sont bel et bien la sensualité et le désir. Pulsions subversives au point de réduire l’oppression par le crime. Ce n’est pas un hasard si c’est le frustré par excellence (le Balourd miteux) qui balance toute l’affaire à la police. Mais quelle police ! Tout est si morne et les pots de vin se font rare se lamente-t-on au commissariat. C’est alors que Chostakovitch va le plus loin : il ne s’agit pas de condamner la Russie d’avant mais bien de montrer combien le désir et le rêve sont aujourd’hui invivables. Dès lors, traqué par les sergots, Sergueï ne songe qu’à fuir avec l’argent du ménage... Katerina, constatant qu’elle va perdre son seul trésor (le désir de son amant) lui demande pardon d’avoir été si maladroite...
Il n’ y a qu’en Russie qu’on renverse ainsi les rôles et qu’on a le talent de faire pleurer pour des assassins : il y avait eu Godounov. Depuis 1934, il y a Katerina Ismaïlova, elle aussi sans cesse en scène, rôle écrasant auquel l’américaine Stéphanie Friede confère la souplesse de ses graves et un phrasé exemplaire.
De la trivialité à la grandeur
Soudain imprégné de Moussorgski, le dernier tableau nous inonde de pitié et de désespoir. L’horreur ce n’est pas cette Lady Macbeth de village mais bien les petits malins, les débrouillards, tout particulièrement Serguei et sa nouvelle conquête, Sonietka, impudente à souhait. Profondeur d’un musicien qui, à vingt-huit ans, domina un tel propos. Donné deux ans auparavant, le Nez apparaît comme la réussite d’un virtuose nourri d’avant-garde. Avec cette Lady Macbeth (assurément l’une des grandes oeuvres du XXè siècle) c’est toute une Russie pantelante qu’il pousse vers un goulag incontournable, vision effarante, brossée avec une palette d’effets (de la trivialité à la grandeur, du sardonique au poignant) qui laisse pantois. Qu’eut produit Chostakovitch s’il n’avait été brisé par l’article de la Pravda ? Vaine question puisqu’un quart de siècle plus tard surgiront les Poèmes de Michel-Ange ou les Symphonies 13 et 14.
La chaude acoustique du Grand Théâtre de Genève
Reprise bien venue, donc (sept représentations seulement : à Paris, vite !), de ce spectacle étonnamment dense, dont on me dit que la réussite a été délibérément corsée, après une première série de représentations, en 2001. Tel quel, admirons-y l’ingénieuse plasticité de sobres décors (Mathias Fischer-Dieskau), largement aussi évocateurs que l’eussent été les réduits à poubelles que l’on eut montrés ailleurs. Y contredit, tout autant, l’expressivité de couleurs intenses, rendues plus profondes encore par la magie des éclairages.
Insistons, enfin, sur le confort d’écoute. Lady Macbeth convoque un accompagnement divers, fouillé, chaleureux. Chostakovitch estimait lui-même que son opéra était symphonique de la première à la dernière note et que la masse instrumentale y jouait un rôle plus important encore que les solistes et les choeurs. La participation de l Orchestre de la Suisse Romande (resté de premier ordre) est ici un atout incomparable, magnifié par la chaude acoustique du Grand Théâtre rénové : enfin des cordes voluptueuses, de la rondeur, de la couleur ! Chostakovitch n’écrivait pas pour nos grandes nefs où tout semble frigorifié sous une lumière chirurgicale ! Un incomparable plateau, choeurs et comédiens-chanteurs, tous parfaits, l’a bien senti qui s’est fondu avec une homogénéité rare dans cette richesse de timbres, restituée avec retenue par Alexander Lazarev.
Lady Macbeth de Mzensk de Dimitri Chostakovitch, orchestre de la Suisse romande, direction Alexander Lazarev, mise en scène Nicolas Brieger. Avec Vladimir Vatorin, Stephanie Friede, Gordon Gietz, Nikolaï Schukoff, Elena Gabouri, Alexandre Kravets, Alexandre Vassiliev…. Choeur du Grand Théâtre et choeur Orpheus de Sofia.
Genève – Grand Théâtre – du 3 au 18 mars 2007
Crédit photos : TGT/Ariane Arlotti