Paris, Odéon-théâtre de l’Europe

La réunification des deux Corées de Joël Pommerat

Eclats de vies

La réunification des deux Corées de Joël Pommerat

Joël Pommerat n’est pas artiste à s’endormir sur ses lauriers, fussent-ils glorieux. Il lui faut du neuf pour faire bouillir la marmite de ses créations. Stimuler l’inspiration avec une contrainte ou deux, ou trois. La première sera visuelle puisqu’il constate lui-même qu’il fonctionne par images. Ayant éprouvé le frontal et le cercle, il inaugure le bi-frontal dont la topographie elle-même sera un moteur de création. Le texte s’écrit toujours depuis le plateau mais cette fois, plus d’histoire continue mais une mosaïque de saynètes, un kaléidoscope qui renvoie des éclats de vies, évoquant le principe du film Short cuts de Robert Altman. Des petites histoires de rien du tout qui pourraient d’autant plus passer facilement pour de la littérature de gare ou de la téléréalité qu’elles ne parlent que d’amour. Et comme Pommerat n’est pas du genre à éviter l’obstacle, il s’emploie à donner l’impression de les traiter au premier degré pour mieux circonvenir le spectateur, le prendre dans les rets de cette fausse simplicité qui nous touche en plein cœur.

Les scènes se succèdent, entrecoupées de noirs durant lesquels le son assure l’impression de fondu enchaîné. Les deux gradins se font face, l’aire de jeu s’étire au centre, comme une plaine entre deux montagnes ; comment ne pas penser au titre du spectacle et se demander de quel côté on est, Corée du Nord ou Corée du Sud. Le titre mystérieux travaille l’imaginaire. Pommerat aurait souhaité que le mystère demeure pour tous les spectateurs mais c’était oublier que les journalistes ne savent pas garder un secret, empressés qu’ils sont de vouloir partager. En l’occurrence, donc, il s’agit de l’évocation d’une rencontre amoureuse aussi extraordinaire que l’improbable réunification des deux Corées ; deux peuples séparés depuis longtemps qui se retrouveraient enfin comme s’ils s’étaient quittés la veille. Une version renouvelée de la moitié de la pomme sauf qu’ici, l’exemple suggère l’impossibilité d’un tel événement.

D’emblée, la scène d’ouverture, empruntée à Scènes de la vie conjugale de Bergman, donne le ton ; une femme explique qu’elle veut divorcer parce que l’amour s’est dissipé et que ce n’est pas supportable. Seule à une extrémité du plateau, elle dialogue avec une voix off. Plus tard, une autre quittera son mari en pleine nuit parce que « l’amour ne suffit pas ». Il y a l’homme qui s’est pendu parce qu’il croyait, à tort, que sa femme ne l’aimait plus. Moment fort où celle-ci raconte à ses collègues de travail combien finalement ils sont attachés l’un à l’autre tandis que celles-là s’emploient à lui faire quitter la pièce où justement le mari s’est pendu. Non moins émouvant est cet autre qui rend visite quotidiennement à sa femme atteinte de la maladie d’Alzheimer et à qui il doit répéter inlassablement l’histoire de leur vie. Au fil de ces instantanés, chargés d’un incroyable poids de réel, se dessine en creux une cartographie abstraite qui n’a rien à voir avec la carte du Tendre mais serait plutôt celle de nos quêtes intimes, de nos pulsions inconscientes. Schnitzler et Freud ne sont pas loin. La gravité de ce questionnement est pulvérisé par des moments irrésistiblement drôles, comme ce mariage qui part en quenouille à la dernière seconde parce qu’il s’avère que le fiancé a séduit toutes les sœurs de sa promise. Cela donne une scène d’aveu horriblement cocasse. Très drôle aussi, mais sur un mode différent, est la scène entre les deux amis de toujours qui se font une scène (justement !) digne du Pour un oui pour un non de Nathalie Sarraute. On a parfois l’impression que Pommerat circonscrit un mouvement fugitif de l’âme, l’immobilise et développe ce qui n’était qu’une vague pensée fantasmatique. Ainsi, une femme qui vient d’apprendre la mort de son père se jette brusquement sur le médecin qui le soignait pour l’embrasser, se reprend quelques secondes avant de céder à une attraction impérieuse, en dépit de la présence de son mari. Cela finit dans un imbroglio burlesque de bras et de jambes.

Toutes ces séquences baignent dans les magnifiques lumières d’Eric Soyer, qui signe aussi la scénographie, qui enveloppent l’espace dans un clair obscur intime et inquiétant. Il y a de la magie dans l’usage qui est fait des noirs et de la lumière. Comédiens et accessoires apparaissent et disparaissent comme s’ils étaient avalés par l’obscurité et resurgissaient de nulle part. Les costumes d’Isabelle Deffin et la musique d’Antonin Leymarie ont leur part dans la réussite du spectacle. Saluons l’équipe de comédiens exceptionnels (Saadia Bentaïeb, Agnès Berthon, Yannick Choirat, Philippe Frécon, Ruth Olaizola, Marie Piemontese, Anne Rotger, David Sighicelli, Maxime Tshibangu) dont le jeu faussement naturaliste est éminemment théâtral. Encore une fois, on a le sentiment d’une sorte d’étrange réalité augmentée qui fait la marque de fabrique des spectacles de Pommerat.

La réunification des deux Corées, une création de Joël Pommerat ; avec Saadia Bentaïeb, Agnès Berthon, Yannick Choirat, Philippe Frécon, Ruth Olaizola, Marie Piemontese, Anne Rotger, David Sighicelli, Maxime Tshibangu ; scénographie et lumière, Eric Soyer ; Costumes, Isabelle Deffin ; musique, Antonin Leymarie. Au théâtre de l’Odéon-théâtre de l’Europe, Ateliers Berthier jusqu’au 3 mars 2013, du mardi au samedi à 20h. Durée : 2 heures. Rés. 01 44 85 40 40.

www.theatre-odeon.eu

photo Elisabeth Carecchio

A propos de l'auteur
Corinne Denailles
Corinne Denailles

Professeur de lettres ; a travaille dans le secteur de l’édition pédagogique dans le cadre de l’Education nationale. A collaboré comme critique théâtrale à divers journaux (Politis, Passage, Journal du théâtre, Zurban) et revue (Du théâtre,...

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1 Message

  • La réunification des deux Corées de Joël Pommerat 18 février 2013 11:58, par Karminhaka

    A priori encore plus déconstruite, la dernière pièce de Pommerat ne fait que pousser dans ces derniers retranchements son processus de mise en scène. Avec cette multiitude de saynètes qui le constitue, il se livre à un travail somme toute expérimental : à partir d’un thème (l’amour), il livre un champ de posssibilités de jeu très étendu. Le jeu (entendu quasiment comme motif "pascalien") consiste à broder le maximum de postures, de la joie à l’effroi. Et ça, c’est vraiment du théâtre ouvert, merveilleusement porté par les comédiens.

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