La Truelle de Fabrice Melquiot
plongée au coeur de La ‘Ndrangheta

Écrivain prolifique, Fabrice Melquiot, la petite cinquantaine, est l’auteur de plus d’une soixantaine de textes, généralement courts, d’une très grande variété de registres, de tons et de styles. A chaque création, il invente un mode narratif, une approche inédite d’un sujet, dans une très grande liberté d’écriture. On parierait même que son plus grand plaisir réside dans les explorations nouvelles des trésors du langage et de ses ressources infinies dans une aventure funambulesque exigeante. Aiguillonné par le risque de semer le spectateur en route au fil de ses acrobaties, il opère des rétablissements invisibles et périlleux et nous conduit où il veut, comme les yeux bandés, sans que l’on sache bien par quels détours il est passé. Avec Melquiot ce n’est plus de la digression, c’est du puzzle, et quand finalement toutes les pièces s’emboîtent on en éprouve la satisfaction du joueur et de l’admiration pour le tour de passe-passe qui nous a cueillis.
La Truelle, un titre énigmatique qui dit quelque chose de la méthode, jamais didactique. L’auteur fera de cet outil, banal, trivial, un symbole. C’est « l’outil du maçon et de l’archéologue » ; creuser la mémoire pour faire l’Histoire et construire l’avenir. Le récit fusionne les vies du comédien François Nadin, Suisse d’origine italienne, et de l’auteur, né en France, ayant vécu en Suisse (directeur du théâtre Am Stram Gram de 2012 à 2021) et d’origine calabraise. Autobiographie ou fiction, qu’importe car « toutes les histoires sont vraies, ce qui n’implique pas forcément qu’elles aient été vécues. Mais les raconter, comme les écouter, c’est les vivre. »
A son aise au milieu d’éléments disparates, un bureau en désordre, un tableau noir, un projecteur, une cuisine de camping, une glacière, un micro sur pied, François Nadin, en petite tenue et tablier du cuisinier, raconte la généalogie familiale tout en préparant la pasta : « vous vous demandez bien pourquoi je vous raconte tout ça alors que vous êtes venus pour qu’on vous parle de la mafia ».
Il fallait planter le cadre familier pour donner corps au sujet. Si Melquiot s’est livré à une véritable enquête documentaire sur l’histoire de la mafia, il n’en parle pas du haut d’une chaire universitaire, mais à hauteur de l’enfant de dix ans qui a vu un homme et une femme tués à la mitraillette devant la boulangerie de son village. Au passage, il rappelle la définition que l’écrivain Leonardo Sciascia donne de la mafia : « une association criminelle ayant pour fin l’enrichissement de ses membres qui se pose en intermédiaire parasite et s’impose par la violence, entre la propriété et le travail, la production et la consommation, le citoyen et l’État », Nous avons tous en tête les nombreux films sur le sujet dont la fascination qu’ils exercent sur le spectateur ne tient pas seulement au talent des réalisateurs et des acteurs, mais peut-être à la part d’ombre en chacun de nous.
Sur l’écran se succèdent les photos des membres de la famille, celles des grandes figures de la mafia, des victimes sauvagement assassinées pour avoir voulu combattre l’organisation. En 1986 s’est déroulé ce qu’on a appelé le Maxiprocès où ont comparu 475 accusés dont le parrain des parrains, Toto Riina. Ce procès a été initié, entre autres, par les juges Giovanni Falcone et Paolo Borsellino assassinés en 1992. On apprend qu’il est certain aujourd’hui que Pasolini a été victime d’un crime mafieux.
En Calabre, la mafia porte le nom imprononçable de ‘Ndrangheta, « un monstre aux rituels tribaux et aux usages ultramodernes composés de 150 clans familiaux » ; un tiers des Calabrais est en relation quotidienne avec l’organisation. Chaque commerçant doit payer un « impôt » en échange d’une promesse de protection. A Feroleto Antico, village natal de la mère de Melquiot, Vittorio et Daniela, des proches de la famille, avaient construit un supermarché, mais ayant refusé de payer l’impôt, ils n’ont jamais pu l’exploiter. Symbole du pouvoir de la mafia, une truelle sur un pack de briques rouges est toujours sur le toit 40 ans plus tard. Entretemps Vittorio a encerclé le bâtiment d’un grillage et offert cette niche démesurée à son chien dressé pour tuer.
Fabrice Melquiot a commencé à écrire ce texte quand s’ouvrait le procès de plus de 450 membres présumés de la ‘Ndrangheta, une organisation très puissante, au-delà des frontières italiennes.
Porté par l’élégance de l’écriture, par la bonhomie et la bonne humeur de François Nadin, ses petites blagues, les petites chansons qu’il interprète ajoutées aux mélodies populaires italiennes, on ne s’attend pas à la gravité du propos qui nous guette.
Ce spectacle, né de la complicité de l’auteur et du comédien, dégage la force tranquille d’un engagement. Melquiot souhaitait qu’il ait la liberté du Journal intime de Nanno Moretti : « on prendrait une vespa, on roulerait dans nos mémoires individuelles et collectives, comme dans nos fantasmes de toute puissance et dans l’Histoire du vingtième siècle, pour témoigner d’une des réalités majeures des sociétés d’aujourd’hui ». Vœu exaucé.
La Truelle , texte et mise en scène, Fabrice Melquiot. Avec François Nadin. Scénographie, Raymond Sarti. Création sonore, Martin Dutasta. Lumières, Leslie Sévenier. Costumes, Sabine Siegwalt. A Ivry, au TQI jusqu’au 2 avril. Durée : 1h15. A partir de 14 ans.
www.theatre-quartiers-ivry.com
© Martin Dutasta
Tournée
11-15 avril 2023, Théâtre en Dracenis
Pour aller plus loin :
https://www.levif.be/international/europe/la-guerre-dun-procureur-anti-mafia-au-proces-de-la-ndrangheta/